Le moment carolingien
Cette position grégorienne, médiane, constitue une mise au point fondamentale, qui tarde cependant à s'imposer. Souvent reprise par la suite, elle est suivie dans l'immédiat de bien peu d'effet. Contrairement au monde byzantin, la question des images ne fait pas vraiment l'objet d'un débat dans la Chrétienté latine, et il faut attendre les soubresauts de la célèbre querelle iconoclaste (ou « querelle des images »), qui secoue le monde byzantin entre 730 et 843, pour la voir resurgir.
Le concile de Nicée II (787) établit une théologie de l'icône basée sur les positions de Jean Damascène[1] , favorable aux images. L'interprétation qui en est faite s'inscrit cependant dans la lignée augustinienne : signe matériel, aide-mémoire, l'image peut faire l'objet d'une vénération, non d'une adoration. Les premières versions des actes du concile, approuvées par le pape Adrien Ie[2] , suscitent la consternation et l'incompréhension des lettrés carolingiens[3] , qui considèrent le texte comme une défense de l'idolâtrie. La traduction latine, en traduisant les deux termes de vénération (proskunesis) et d'adoration (latreia) par le même vocable d'adoratio, efface la distinction entre les deux, à l'opposé des pratiques occidentales. A la demande de l'empereur Charlemagne[4] , est rédigé par Théodulf d'Orléans[5] un opus Karoli Regis contra synodum (Œuvre du roi Charles contre le Synode), connu par la suite sous le nom de Libri carolini (Livres carolins), qui entend réfuter point par point les actes du concile et définir une position latine de l'image.
En apparence, les Libri carolini s'inscrivent dans la droite ligne des positions grégoriennes, celle d'une voie médiane au sujet de l'image : ni iconoclasme, ni adoration. Les images peuvent donc être tolérées dans les églises en tant qu'ornements, accompagnées de légendes pour éviter toute erreur d'identification ou d'interprétation. La portée doit être instrumentale, le rappel des hauts faits d'une histoire qualifiée de sainte. Mais les Libri carolini rappellent soigneusement que ce n'est qu'un pis-aller : reprenant la distinction grégorienne, ils indiquent que si l'image peut s'adresser aux illettrés, elle ne peut être admise pour les lettrés. Ils instaurent ici une coupure sociale et intellectuelle radicale : les images sont des aide-mémoire, elles ne conviennent par conséquent qu'à ceux qui n'en ont pas. Les arguments de Nicée II sont alors réfutés point par point. L'image ne saurait entretenir de lien avec son modèle, elle doit être soigneusement distinguée de l'individu qu'elle représente. L'image n'est jamais qu'une fiction pouvant induire en erreur et ne saurait remplacer la connaissance de Dieu. L'accès à Dieu ne saurait se faire que par la « Parole », le « Verbe ». L'argument des « Tables de la Loi », écrites et non figurées, est destiné à asseoir cette très claire hiérarchie et l'affirmation de la suprématie indiscutable de la lettre sur l'image. Cependant, à côté de l'argumentaire adopté pour fixer une tolérance à l'égard des images couplée avec un rejet du principe de leur vénération, les lettrés carolingiens désignent d'autres objets comme des signes du divin : les reliques , le livre saint pour les prélats et surtout la croix, seule véritablement digne de vénération selon leur jugement.
Devant l'hostilité manifeste du pape, la cour carolingienne évite l'affrontement : les Libri Carolini sont prudemment occultés. Ils ne constituent donc pas une référence doctrinale, puisqu'ils ne sont pas diffusés, mais un récapitulatif de la position latine en matière d'image. Or, force est de constater que toutes les pratiques occidentales de l'image s'inscrivent dans cette logique et dans cette continuité. Si les images peuvent être présentes dans le culte et faire l'objet d'une vénération en raison de ce qu'elles représentent, elles ne font pas l'objet d'une quelconque forme d'adoration. Ces prises de position reflètent la volonté des Carolingiens de s'en tenir à une nouvelle via media, située à l'équilibre entre le refus des images et leur adoration, à mi-chemin de l'iconoclasme byzantin et des positions iconophiles de la papauté romaine. Cette position dessine en réalité un infléchissement progressif des positions rigoristes des Libri en une volonté de retour à la tradition grégorienne. C'est avant tout une question de mesure dans l'usage, l'important reste le signifié de l'image, ce à quoi elle renvoie. Ce désinvestissement de la charge sacrale de l'image explique une production d'images non négligeable durant la période carolingienne. Hors des lieux de culte, la splendeur des illustrations des manuscrits contraste avec la rigueur doctrinale des Libri carolini. Ce dernier type d'images religieuses demeure cantonné à l'usage d'un cercle restreint d'initiés : les lettrés, auxquelles elles ne devaient justement pas être adressées.