L'image construite de la « guerre » entre science et religion
D'une certaine manière, il est avantageux pour les deux camps (partisans de Darwin comme adversaires) de radicaliser et de simplifier leurs oppositions et d'ériger ce conflit en épopée ou en mythe. Dès les lendemains de la parution de L'Origine des espèces, cette légende se met en place. Elle se cristallise autour d'une confrontation qui acquiert le statut d'épisode fondateur ou de matrice.
A la fin du mois de juin et au début du mois de juillet 1860, se déroule à Oxford la réunion de la British Association for the Advancement of Science. Les principaux hommes de science britanniques sont membres de cette association prestigieuse et beaucoup sont présents. Darwin lui-même, qui se tient autant qu'il le peut à l'écart des débats, argue de sa mauvaise santé et est absent. Mais l'un de ses partisans les plus actifs, Thomas Henry Huxley[1], surnommé « le bulldog de Darwin », est là. Ses échanges vifs et peu cordiaux avec l'évêque anglican, Samuel Wilberforce[2], marquent les esprits et font naître la légende d'une « guerre », pour reprendre un terme qu'Huxley emploie systématiquement. Bien que le contenu exact des propos échangés soit sujet à caution et que les débats aient associé d'autres acteurs, l'anecdote se diffuse, notamment dans la presse. Huxley et Wilberforce sont érigés en champions de deux camps radicaux.
Wilberforce, évêque d'Oxford, est un orateur et un polémiste réputé. Représentant de la « High church », courant conservateur au sein de l'anglicanisme, il s'oppose à toute tentative de conciliation entre évolutionnisme et christianisme, soulignant que la notion d'évolution, même dans sa version déiste ou théiste, est problématique sur le plan moral. La vision d'une nature dominée par le progrès affaiblit selon lui un point majeur du dogme, celui de la « Chute » c'est-à-dire du « péché originel » pour les chrétiens. Cet argument théologique et moral est au cœur des oppositions les plus radicales à Darwin, aussi bien parmi les protestants que parmi les catholiques. Face à Wilberforce, Huxley est l'un des principaux propagandistes de la cause darwinienne. C'est aussi un militant de la sécularisation. Sans aller jusqu'à revendiquer le désétablissement de l'Eglise anglicane (c'est-à-dire la séparation entre celle-ci et l'Etat), il réclame que les milieux politiques s'appuient sur l'expertise des laïcs et des spécialistes. Il milite tout particulièrement pour une laïcisation et une professionnalisation de la science et de l'éducation. Mais il refuse d'être considéré comme athée et revendique l'étiquette d'agnostique, comme Darwin.
Des affrontements similaires ont lieu en France, où ils prennent des connotations politiques plus radicales, dans le contexte des conflits qui accompagnent la politique de laïcisation de l'école et de confrontation avec les congrégations religieuses. Les débats sur l'évolution humaine s'y déroulent tout particulièrement à propos d'une discipline scientifique nouvelle : la préhistoire. Se réunissant sous la bannière du matérialisme, les plus radicaux transforment l'étude de l'humanité ancienne en un terrain de militantisme. Leurs idées s'expriment dans la presse liée au mouvement de la « libre pensée ». Leur matérialisme est avant tout un anticléricalisme. Affirmant que la science a démontré qu'il n'existe pas de transcendance, et que tous les faits humains, y compris la morale et la religion, sont le produit de causes et de lois physiques, les membres du groupe dénoncent de manière très virulente la religion comme une superstition rétrograde et militent pour une séparation complète des cultes, à commencer par l'Eglise catholique, et de l'Etat. Le préhistorien Gabriel de Mortillet[3] est un de leurs leaders.
Si la présentation manichéenne du conflit entre préhistoire évolutionniste et religion n'a pas que des motivations scientifiques, elle correspond toutefois à une réalité. Dans les milieux catholiques, nombreux sont ceux qui pensent qu'il ne faut pas abandonner le terrain de la science aux savants laïques et aux anticléricaux, mais qu'il faut s'efforcer de les combattre sur leur propre territoire en démontrant que les données scientifiques les plus récentes confirment le dogme chrétien et en invalidant celles qui viendraient le contredire. Parmi les défenseurs de cette apologétique concordiste, l'abbé Pierre Hamard[4] est l'un des plus actifs. Ordonné prêtre oratorien à Rennes en 1872, il entreprend, sur les conseils de sa hiérarchie, d'étudier les sciences préhistoriques afin de pouvoir défendre la religion catholique et sa lecture de la Bible contre les attaques qui leur sont portées. Il fouille le gisement du Mont-Dol (Ille-et-Vilaine), lit ce qui se publie en ce domaine, suit les congrès spécialisés et publie, en 1883, une synthèse intitulée L'Âge de la pierre et l'homme primitif. Il entreprend d'y démontrer que le récit de la Genèse est confirmé – et non pas contredit – par les découvertes de la préhistoire. Il nie de manière radicale l'hypothèse de l'évolution du vivant. Il cite les naturalistes fixistes et nie le fait que les vestiges humains découverts dans divers gisements paléolithiques, comme à Neandertal près de Düsseldorf (Allemagne) en 1856, présentent des caractéristiques anatomiques différentes de celles de l'homme actuel. Des périodiques catholiques, tel par exemple Cosmos, revue de vulgarisation scientifique concordiste fondée en 1852 par l'abbé François Moigno, diffusent des thèses similaires.