Préventions religieuses et inscription dans l'univers des croyants : l'acculturation religieuse des techniques
Les nouvelles technologies ont suscité au XIXe siècle des problèmes à la fois théologiques et liturgiques auxquelles les responsables religieux ont progressivement répondu. L'exemple catholique sera surtout ici présenté. L'historien Michel Lagrée a montré que, contrairement à ce qu'a avancé le sociologue Max Weber au début du XXe siècle, les élites catholiques n'ont pas été rétives à l'encontre des principaux éléments de la modernité technique. L'aviation apparaît d'ailleurs à un moment où les Eglises ont déjà intégré le « progrès » dans leur lecture de la réalité. Toutefois, cette nouvelle technique contribue à la remise au premier plan d'interrogations de croyants qui avaient existé au moment de l'apparition du chemin de fer et des bateaux à vapeur. Une partie des questions discutées sont identiques à celles posées pour deux autres innovations techniques contemporaines de l'aéronautique, le cycle (vélo et moto) et l'automobile, mais l'aviation suscite aussi des interrogations spécifiques à l'époque des pionniers (1900-1920).
L'aviation situe l'homme dans un ordre sur-naturel, puisqu'il défie une loi de la nature. Cet aspect n'est cependant pas inédit, puisqu'il est apparu dès les débuts de l'aérostation, avec les montgolfières dans les années 1780. Une autre question est liée à la dangerosité de cette activité susceptible de remettre en cause un principe de la morale religieuse : il n'est pas utile ni permis d'exposer sa vie inutilement sans motifs raisonnables, selon la lecture traditionnelle faite des « Dix commandements ». Dans les années 1910, des théologiens accordent cependant cette possibilité si l'activité est liée à un objectif patriotique. Le voyage aérien pose d'autres questions morales. Le plaisir occasionné par l'expérience de la vitesse et de la hauteur implique encore une réflexion sur la maîtrise des passions, du comportement. Le pilotage, comme l'accès longtemps coûteux au voyage imposent au croyant une réflexion sur son rapport à la richesse. Le fait que la possibilité de piloter soit réservée à une élite infime suscite, enfin, une réflexion sur l'orgueil et la modestie de ceux qui peuvent bénéficier de cette expérience, d'autant plus que ces pilotes sont héroïsés des années 1910 aux années 1950. Mais le développement de l'aviation commerciale banalise cette figure, transformant le héros de l'air en conducteur d'un autobus du ciel.
Une fois admis le fait de la nouvelle technique, les responsables religieux cherchent à l'inscrire dans un univers familier, dans une lecture surnaturelle du monde. L'un des moyens les plus courants utilisés par les catholiques est la pratique des bénédictions et le recours aux références bibliques. La bénédiction de l'aéroplane s'inscrit dans la continuité de rites qui apparaissent avec le développement des chemins de fer : gares et trains ont, en effet, été bénis selon un rite codifié en 1865, avec une formule du pape Pie IX introduite dans le missel romain. Un rituel analogue est codifié pour les automobiles par le Rituel romain en 1913 et 1925. L'aviation bénéficie d'un texte spécifique rédigé par la Congrégation des Rites au Vatican en 1920 (Acta apostolicae sedis, vol. 12, 1920, p. 475). Au moment du rituel, une des citations souvent utilisées par les officiants est le psaume 104 – « Toi qui fais des nuées ton char [...] toi qui avances sur les ailes du vent », ou le chapitre X du Livre d'Ezéchiel. Les bénédictions sont également courantes lors des meetings aériens dès les années 1910. Une telle pratique mêle sacré et profane, cette association n'est pas nouvelle puisqu'elle s'inscrit en continuité avec le développement du lien entre fêtes religieuses et fêtes cyclistes au début du XXe siècle. Le temps réservé à la bénédiction est bien distingué de celui du meeting ou de la course. Les lieux et les appareils sont bénis, comme par exemple Port-Aviation le 1er avril 1909. Les pilotes eux-mêmes bravant la mort mais se rapprochant du ciel le sont également, tel Beaumont béni par le Pape Pie X et vainqueur du raid Paris-Rome en 1911. Des bénédictions sont attestées également pendant la Grande Guerre, sans qu'il soit possible de quantifier exactement cette pratique sur laquelle on dispose de peu de témoignages. Elle est assurément propitiatoire à la fois pour protéger le pilote et sans doute, dans un temps où nombre de clercs soutiennent l'effort patriotique de leurs concitoyens, pour permettre au pilote d'effectuer sa mission contre l'ennemi.
Pour les fidèles, la frontière avec le sacré, qui est en partie transféré vers les pilotes et l'aviation en général, est mouvante. L'historien américain Joseph Corn parle de « religion séculière ». L'image de héros mystique est construite dès les années 1910 dans la presse populaire. Elle est fixée à partir de 1916 avec la mise en valeur, par les Etats, des « as » que sont les pilotes de guerre, l'image étant transposée ensuite vers la mission des héros de l'Aéropostale, les conquérants de l'espace aérien. Les autorités religieuses utilisent aussi la figure populaire du pilote à des fins d'édification, surtout lorsque les pilotes adulés se présentent ouvertement comme des pratiquants. Ainsi, Brindejonc des Moulinais[1], jeune pilote de 20 ans, fils et neveu d'officier catholique, l'un des pilotes les plus connus en France dans les années 1910 est-il présenté comme la quintessence du fidèle catholique. L'imbrication étroite des milieux est encore illustrée, le 30 janvier 1928, par le « baptême » du premier avion commercial yougoslave de la Compagnie de navigation aérienne de Belgrade, ce dernier devant, par la suite, être affecté au service entre Paris et Belgrade. Et les métaphores mêlant religion et aviation sont nombreuses pour identifier l'avion et l'apostolat ou, de manière plus audacieuse, comme dans un sermon de 1931 pour rapprocher le Christ et l'avion, le premier n'ayant pas à redescendre tout en restant accessible à tous : la « Chute » dans le « péché mortel » est comparée à la chute de l'aviateur, et le parachute assimilé au « repentir » lors de la confession. La figure du sportsman, de l'as, puis du conquérant du ciel sont ainsi intégrées à des fins missionnaires, captant l'aura plus profane de ces hommes placés par le public en dehors de la commune humanité qui, à travers l'expression de leur foi, semblent faire acte d'humilité.