De nouveaux objets de confrontations
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les conditions sont réunies pour qu'une confrontation idéologique médico-religieuse se développe. Les médecins acquièrent un statut social bien meilleur et accèdent à des responsabilités politiques qui leurs permettent d'influencer des réformes sociétales majeures. La médecine expérimentale[1] affirme clairement un détachement des considérations métaphysiques tandis que la médecine hygiéniste peut afficher des résultats inédits. Mais, au même moment, le cléricalisme atteint une forme d'apogée tandis que se multiplient les formes démonstratives de dévotions populaires. Les deux dynamismes, médicaux et religieux, s'entrechoquent dès l'instant ou apparaissent de nouvelles techniques médicales qui, comme la césarienne[2], obligent l'Eglise à prendre parti. La confrontation n'oppose cependant pas deux milieux imperméables l'un à l'autre, la diffusion de ces techniques divise les clercs entre eux autant que les médecins.
L'exemple de la lutte contre la douleur, qui n'a pas été une priorité jusqu'alors, est le plus symptomatique de cette complexité des rapports entre médecine et religion. La conception qui domine encore est celle de la douleur protectrice, signe d'une réaction de la force vitale. Pour les médecins, la douleur sert le diagnostic, il ne faut donc pas l'atténuer. Il s'agit même parfois de provoquer une douleur plus grande de manière à faire oublier la première (comme dans l'utilisation des moxas[3]). Cette conception médicale de la douleur utile vient renforcer la conception chrétienne de la souffrance rédemptrice et appelée comme mode de perfection. Au milieu du XIXe siècle, cependant, des techniques se diffusent qui viennent remettre en cause cette attitude.
L'éther, puis la morphine[4] offrent désormais la possibilité de mener des opérations sous anesthésie et de limiter les douleurs les plus vives. Les deux gravures tirées des Merveilles de la science de Louis Figuier[5] (1868) montrent les deux faces de l'invention. L'espoir que les premières expériences du dentiste américain William Thomas Green Morton[6] déclenchent dans les années 1840, autant que les fantasmes que la perte de conscience suggère aux contemporains vingt années plus tard. Cette peur suscite des réactions dans l'Eglise catholique pour laquelle le libre arbitre du sujet est une condition sine qua non de l'existence de la morale. La conversion des acteurs à ces techniques n'est pas immédiate. Elle s'effectue notamment sous l'effet de la pression des malades concernés, plus attentifs aux sensations de leurs corps, mais aussi en raison de l'affaiblissement du dolorisme chrétien et du vitalisme médical.
Des débats très vifs agitent également les milieux médicaux et religieux autour de la redéfinition des « bonnes morts ». Si les débats sur l'euthanasie sont encore marginaux, les médecins cherchent à établir précisément la physiologie de la mort, ce qui suscite de nouveaux questionnements sur le bon moment de la pratique de l'extrême onction. La pratique du suicide, largement médiatisée sous la monarchie constitutionnelle, génère aussi de nouveaux conflits. En l'absence d'une législation punitive (elle a été abolie par la Révolution française), religieux et médecins se retrouvent en première ligne. Les premiers contribuent à la multiplication des cas de refus de sépulture pour les suicidés. Les seconds favorisent au contraire une forme de déculpabilisation de l'acte suicidaire en affirmant sa dimension pathologique notamment liée à la mélancolie. En réalité, l'affrontement n'est pas aussi clivé. Face à la « déferlante suicidaire » présumée, tous s'interrogent sur la meilleure manière de juguler le phénomène, certains médecins envisageant alors de confier les cadavres des suicidés aux amphithéâtres de médecine à des fins de punition. De l'autre côté l'Eglise catholique use d'arguments médicaux pour sa casuistique : « On ne refuse pas la sépulture ecclésiastique à ceux qui se suicident par frénésie ou autre excès de maladie ou étant en démence »
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