Remodeler les sciences humaines et sociales à partir du cadre de la « Révélation coranique »
Le but prioritaire des animateurs du courant de « l'islamisation de la connaissance » consiste à faire sortir les disciplines scientifiques du cadre « matérialiste » dans lequel elles sont présentées. Ils font référence à Mamadou Diouf qui appelle à une étude de la science et du progrès technique en dehors de la « parenthèse occidentale ». Ils citent Jack Goody pour qui les chercheurs européens (Marx, Weber, Elias, Braudel et d'autres) ont « d'une manière ou d'une autre, conforté le grand récit qui fait de l'expérience historique de l'Europe tout à la fois une exception et la mesure de l'histoire du reste du monde – et d'avoir, du même coup, privé le reste du monde de sa propre histoire »
(Le vol de l'histoire. Comment l'Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde). La référence est constante à ce qui est qualifié d' « âge d'or » de la civilisation islamique, entre le deuxième et le quatrième siècle de l'hégire, période de rayonnement dans les domaines littéraires comme scientifiques (mathématiques, physique et médecine notamment).
Leur démarche critique à l'encontre de l' « Europe » ou de l' « Occident » s'accompagne de l'affirmation selon laquelle l' « Islam », comme système de vie global, est en mesure de proposer un nouveau cadre et une nouvelle vision par rapport aux autres religions et aux autres civilisations. En mettant en exergue le fondement de la religion musulmane, le tawhid[1], ils font valoir un lien de complémentarité et d'unification entre le monde visible et le non visible, entre la raison et la révélation, entre la pensée et l'action, entre l'âme et le corps, entre l'individu et le collectif, entre la croyance et la science, entre la théorie et l'action, entre la foi et la raison. Une bonne combinaison entre ces différents éléments, ajoutent-ils, a donné dans le passé et donnera dans l'avenir une société et une civilisation d'équilibre ou, selon la terminologie coranique, wasatin[2], établie sur la justice et sur la fraternité. Ils affirment que la civilisation islamique n'a jamais connu dans le passé de conflit entre « religion » et « science », contrairement à ce qu'ils appellent l' « Occident ».
Selon ce nouveau « paradigme tawhidi », l'humain a une place exceptionnelle dans l'univers, il doit assurer le rôle de la khalifat[3]. Ce rôle se traduit par la réalisation de l'‘umrân[4] selon la terminologie d'Ibn Khaldoun[5]. Le développement scientifique et technique est une des conditions nécessaires pour réaliser ce projet. Plusieurs versets coraniques sont cités à l'appui de cette mission attribuée à l'homme à qui l'ensemble de ce qui existe dans l'univers a été assujetti. Cette mission de civilisation, centrée sur le progrès scientifique et l'exploitation contrôlée des ressources naturelles, est présentée d'une part comme une forme majeure d' « adoration du Créateur », d'autre part comme un devoir impératif pour les musulmans en tant qu'individus (fard ‘ayn[6]), peuples ou groupes (fard kifaya[7]), pays et institutions.
Les tenants de l'école de « l'islamisation de la connaissance » posent en principe que le Coran a marqué une rupture dans l'histoire de la méthodologie en introduisant l'observation, la preuve, l'argument et l'indice. Cet apport, expliquent-ils, a permis d'élaborer des sciences spécifiques comme la méthodologie juridique (usul al-fiqh) et la méthodologie d'authentification des faits et dits attribués à Muhammad (hadîth), et de développer des sciences déjà existantes comme la physique, l'optique ou les mathématiques.
Pour faire progresser le savoir, ils mettent en regard deux « Livres », celui qui a été « écrit » (le Coran) et celui qui a été « créé » (l'univers). Le principe épistémologique fondamental qu'ils défendent est celui selon lequel la science n'est qu'une découverte des « lois divines » dans l'univers et en l'homme en vue d'établir la justice. La combinaison des deux lectures doit permettre d'établir une « civilisation humaine » et non une « civilisation matérielle », une symbiose entre l'homme et les autres créatures, une « civilisation complète » pour reprendre le qualificatif employé par T. J. al-‘Alwânî, savant irakien et promoteur de « l'islamisation de la connaissance ». Au XXe ou au XXIe siècle, affirment-ils, le « monde musulman » n'a su lire aucun des deux « Livres », ce qui explique son « retard civilisationnel », et le « monde occidental » pratique une lecture atrophiée et mutilante, lui ayant permis de saisir des règles de fonctionnement de l'univers et de la matière, mais au détriment de la dimension spirituelle.