Fondation et diffusion d'une revue scientifique arabe
Les deux fondateurs, influencés par les travaux de la génération de Butrus Bustani[1] et Nasif Yaziji[2], parviennent à obtenir l'autorisation de publier dans un contexte de libéralisation temporaire du régime. Le premier numéro d'Al-Muqtataf paraît à Beyrouth au début de mai 1876. La première page donne les renseignements suivants : « Al-Muqtataf. Journal scientifique et industriel », les noms des fondateurs, l'année, le coût de l'abonnement pour un an (7 francs à Beyrouth et au Liban et 8 francs pour l'extérieur). L'emblème est une plume entrecroisée avec un marteau. La périodicité est mensuelle, chaque numéro paraît au début du mois. A partir de son transfert en Egypte, en 1888, la revue donne également des éléments d'identification en anglais : « Al-Muqtataf. An arabic monthly Review. Founded in 1876 by Drs Y. Sarruf & F. Nimr ». Le numéro de volume est désormais mentionné, ainsi que le mois et l'année. Etablie sur le Nil, la revue ne subit plus la censure, au contraire, elle bénéficie de l'approbation des autorités britanniques qui ont imposé leur protectorat aux Egyptiens. Elle profite également de moyens typographiques plus performants et elle touche un public plus vaste en dépit des réserves émises par les milieux nationalistes égyptiens. Yaacoub Sarrouf devient le rédacteur en chef de la publication et le reste jusqu'à son décès. C'est lui qui rédige la plupart des articles, même ceux qui ne sont pas signés. Son neveu, Fouad Sarrouf[3] assume la même responsabilité entre 1927 et 1944. La revue continue à paraître jusqu'en 1952, un an après le décès de Fares Nimr.
Le succès et la longévité de l'entreprise sont fondés sur un projet intellectuel inédit qui trouve un public bénéficiant de nouveaux établissements d'enseignement, et des qualités administratives qui permettent de constituer un véritable groupe médiatique. Le 14 février 1889, Sarrouf et Nimr lancent Al-Muqattam, un quotidien politique, commercial et littéraire. Ils ouvrent également une imprimerie et une librairie. Les prix de la revue varient en fonction du lieu de destination et du lectorat (les professeurs et les étudiants ont des tarifs préférentiels). L'augmentation du coût du papier en raison de la guerre de 1914-1918, qui a vu les prix quadrupler voire décupler suivant les cas, contraint les éditeurs à augmenter le coût de l'abonnement, partiellement compensé par une augmentation du nombre de pages. La publicité est à la fois une source de revenus et un moyen de faire valoir des vertus éducatives : mise en garde contre l'abus du chocolat et des douceurs, promotion du lait pour les mères qui allaitent.
Les appels aux lecteurs pour faire connaître la revue sont récurrents. Sarrouf et Nimr établissent des bureaux-relais partout au Proche-Orient et désignent des agents pour recevoir les abonnements de leurs publications dans toutes les villes importantes. Ils bénéficient des réseaux de communication établis par leurs compatriotes dans les pays d'émigration ce qui leur permet de revendiquer une diffusion véritablement internationale. Ils correspondent avec des sociétés littéraires et scientifiques établies en Amérique, notamment Al-Rabitat al-Qalamiyat [« La Ligue de la Plume »]. C'est le célèbre poète Ilya Abou Madi[4], membre de cette ligue, qui représente Al-Muqtataf aux Etats-Unis, au Canada et au Mexique. Des revues anglo-saxonnes font la promotion de cette publication d'un genre complètement nouveau dans le paysage de langue arabe, et les rédacteurs s'en félicitent.
Ils diffusent un choix d'ouvrages contemporains et de romans intéressants à un prix réduit pour celles et ceux qui font des achats groupés. Ils montrent leur volonté d'encourager l'apprentissage et le savoir en lançant deux slogans qui accompagnent les publications des titres promus par Al-Muqtataf : « la culture est la nourriture des âmes » ; « les bons livres sont la lumière de l'intelligence ». Ils exhortent au mécénat pour l'éducation, les sciences et les arts en invitant leurs contemporains de langue arabe à prendre pour modèle la générosité des mécènes aux Etats-Unis et en Angleterre. Ils incitent également les gouvernements à consacrer un budget particulier à la recherche et à dépenser abondamment pour développer la science et la technologie.