Les confrontations symboliques des dernières décennies du XIXe siècle
L'émergence d‘une frange médicale républicaine radicale ajoute une dimension politique aux tensions médico-religieuses et ce d'autant plus que le merveilleux chrétien prend des formes inédites en ces temps d'exaltation millénariste suscitée par l'avènement de la République. Désiré Magloire Bourneville[1], médecin éducateur des idiots, fondateur d'une presse médicale militante, œuvre publiquement pour dénoncer les supercheries mystiques des stigmatisées qui se font le porte-voix des catholiques et des monarchistes. L'ouvrage Science et miracle. Louise Lateau[2] ou la stigmatisée belge (1878) fait de lui un des hérauts de ce courant médical anticlérical et anti religieux.
Des travaux scientifiques prennent de plus en plus comme objet les croyances, particulièrement dans le nouveau champ de la neuro-psychiatrie. L'apogée de cette critique politique et médicale s'appuie sur le développement du sanctuaire de Lourdes, lieu de guérison de masse servi par la plus grande modernité : la presse et le chemin de fer. Dans cette petite ville des Pyrénées, l'Eglise catholique a reconnu les apparitions de Marie à une jeune bergère, Bernadette Soubirous, en 1858. Une douzaine d'années plus tard, les Assomptionnistes[3] ont organisé la venue des fidèles catholiques autour de la grotte de Massabielle. Ils structurent un pèlerinage national et diffusent l'image de Lourdes dans le monde à partir de leur organe de presse, Le Pèlerin, créé en 1873. Face au miraculeux catholique conquérant, des médecins cherchent à fermer les piscines où se baignent les malades comme les biens portants, ce qui est considéré comme une insulte aux préceptes hygiénistes, tandis que les neuropsychiatres accusent l'hystérie[4] d'être à l'origine de pseudos guérisons psychogènes. Dans la presse anticléricale, des arguments et des illustrations expriment un rejet de ce qui est qualifié de nouveau temple de la crédulité et de l'argent facile.
Mais, au cœur de cette confrontation symbolique, il faut saisir la complexité de la situation. En premier lieu l'Eglise catholique se méfie fortement de manifestations mystiques populaires peu contrôlables et dispose d'une procédure ancienne lui permettant de distinguer ce qu'elle qualifie de « surnaturel » des faits de supercheries. Dans ce dispositif, l'argument scientifique joue un rôle important. Le sanctuaire de Lourdes voit émerger en son sein une organisation médicale catholique qui bénéficie de la fondation, en 1884, de la Société médicale Saint-Luc, Saint-Côme et Saint-Damien[5]. Celle-ci s'oriente vers le modèle de la société savante puis vers celui de l'action catholique offensive. Ses travaux se spécialisent rapidement sur les points qui font controverses en cette fin du siècle : la mort, l'obstétrique, la fécondation artificielle, l'anesthésie, l'hypnose. Le Bureau des Constatations, est une réplique médicale catholique à la critique du sanctuaire autant qu'une extension moderne du dispositif d'enquête destiné à valider ou non la qualification de tel ou tel « miracle ». Lorsqu'en 1906, les piscines du sanctuaire sont menacées de fermeture par les hygiénistes, la Société Saint-Luc se place à la tête d'une campagne de résistance dans les milieux médicaux sous la forme d'un référendum. Derrière l'apparent conflit entre médecine et religion, cette évolution marque une forme de médicalisation de l'argumentation cléricale et du sanctuaire de Lourdes.
En 1894, Léon Daudet fait paraître Les Morticoles. Celui qui va devenir une des plumes de l'Action française quelques années plus tard, met un point final à ses études de médecine en livrant ce brulot anti médical qui fait scandale. L'auteur catholique, anti républicain et antisémite dénonce tout autant le matérialisme des praticiens de son temps que l'impérialisme hygiéniste. Quelques années plus tard dans Les Foules de Lourdes, Joris Karl Huysmans, romancier converti au catholicisme, prononce un réquisitoire de même nature au service de la défense des miracles accomplis à Lourdes. Si la médicalisation progresse indéniablement dans toutes les couches de la société française à la fin du XIXe siècle, appuyée notamment par les praticiens et les institutions catholiques qui interviennent dans de nouveaux champs (lutte contre la tuberculose et le cancer par exemple), elle suscite néanmoins des résistances qui peuvent être alimentées par une certaine tradition chrétienne. Le XXe siècle ne s'ouvre donc pas sur une résolution simple d'un conflit médecine versus religion dont il faut toujours mesurer dans le détail des controverses l'existence effective.