Le darwinisme au regard de la revue des Jésuites, Al-Mashrîq - Diana Jeha

Rejeter les « matérialistes » en conservant quelques éléments du darwinisme

Pour Al-Mashrîq, la doctrine de la transformation et celle de l'évolution comprennent diverses allégations, dont certaines sont dangereusement contraires à la vérité, quand d'autres s'offrent comme l'aboutissement d'une intuition ou d'une estimation approximative. Au total, rien n'oblige l'esprit à les accepter ni par la foi ni par la raison. Il convient alors en premier lieu de repousser les croyances matérialistes de Haeckel, qui prétend, en observant l'ancienneté du monde, que l'apparition de la vie sur terre s'est faite seulement par la force de nature. Fort de l'appui des individus et des nations qui ne reconnaissent pas le « Créateur », Haeckel nie l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, ce qui va à l'encontre de la « Révélation ». Les Jésuites considèrent que Louis Pasteur[1] a lui-même rejeté le phénomène de l'auto-naissance, en montrant que le vivant ne provient que d'un vivant qui le précède. Si le système de Haeckel a réussi à se maintenir, ce n'est que pour permettre à certains de ses fidèles de se libérer de la religion et de se livrer à leurs caprices, au moment où sa « fausseté » est démontrée par « les religieux et les personnes sages ». En d'autres termes, pour Al-Mashrîq, les « matérialistes » émettent plusieurs hypothèses qu'ils considèrent comme faits scientifiques immuables, sans toutefois les confirmer par des faits réels, au mépris de la rationalité des méthodes scientifiques. Les « intellectualistes », également adeptes de la doctrine darwiniste s'attachent à l'existence du « Créateur » en pensant que cela est la meilleure preuve de l'évolution des êtres, ainsi que de leur progression dès leur sortie de la main du « Créateur ». Cela contrecarre les « matérialistes », tout en leur fournissant cependant la majorité des preuves auxquelles ils s'accrochent.

Al-Mashrîq affirme que Darwin admet que Dieu a créé les animaux et les plantes et qu'il a négligés ensuite pour les laisser à leur force instinctive. Ainsi, animaux et plantes ont pu, sans l'intervention du « Créateur », produire de nouvelles espèces qui se sont maintenues grâce aux facteurs aveugles unis par l'effet du hasard. Aussi, pour prouver leur opinion, les darwinistes ont-ils recours à la sélection naturelle affirmant que, dans les générations successives, des êtres dotés de nouvelles propriétés ont été engendrés et perfectionnés avec le temps. Il s'agit, selon les Jésuites, de fantasmes que viennent débiliter davantage les théories de la nécessité et de l'influence du milieu, lesquelles ne sauraient nullement en réalité aboutir aux effets qu'elles prétendent. Les découvertes des géologues, les fouilles stratigraphiques et les antiquités archéologiques, poursuivent-ils, désavouent les réclamations de la doctrine darwinienne, qui ramène les différentes espèces à quelques prototypes, sans pour autant prouver la dérivation des espèces les unes des autres, ni leur progression de la moins vers la plus perfectionnée. Ces espèces ont persisté jusqu'à nos jours, ou bien ont complètement disparu, ou bien encore elles ont fini par se fossiliser, remplacées par d'autres espèces qui se sont fixées. Les « darwinistes modérés », quant à eux, prétendent que Dieu est intervenu plusieurs fois pour créer de nouveaux modèles ou nouveaux types.

Le résultat de cette confusion, explique Al-Mashrîq, c'est que d'honnêtes scientifiques, après avoir appuyé les idées de Darwin, ont fini par négliger ces dernières et se sont retranchés dans le « camp de la raison ». Les Jésuites reprennent le propos d'un des spécialistes des sciences géologiques, Albert de Lapparent[2], qui commente ce revirement : « Il est fort surprenant de voir comment les savants d'aujourd'hui se sont écartés de la doctrine de l'évolution et de la transformation, après que celle-ci eut obtenu leur faveur. A l'heure actuelle, ces savants admettent à peine la formation des espèces par étape et rejettent la doctrine de Darwin concernant la transformation et le progrès. Bien au contraire, ils maintiennent l'évolution concomitante de ces espèces, aussi loin qu'elles puissent aller dans le temps ». Ils citent également des avis publiés dans la Revue des questions scientifiques, publiée depuis 1877 par la Société scientifique de Bruxelles et l'Union catholique des Scientifiques français. Ceux-ci convergent pour annoncer la chute du darwinisme matérialiste : « la doctrine darwinienne est morte depuis longtemps pour les scientifiques éclairés » ; « le darwinisme est en faillite et ne peut plus inspirer confiance comme une doctrine générale et théorique » ; « on ne peut pas considérer le darwinisme comme une doctrine scientifique ». Al-Mashrîq y voit la preuve de l'invalidation, par des catholiques et des non-catholiques, du darwinisme.

La théorie de l'évolutionnisme est distinguée du darwinisme matérialiste par les Jésuites, car elle ne consiste pas a priori en une réfutation de l'existence de Dieu ni l'origine divine des créatures. Ce principe prétend que les espèces peuvent progresser les unes des autres, par l'effet de leur force instinctive qu'elles ont obtenue du « Tout-Puissant » : il attribue ainsi à Dieu la création du premier exemple et la concession d'une force limitée apte à reproduire des espèces déjà connues. Mais alors que certains astreignent cette transformation à l'étroite génération de quelques espèces, d'autres entreprennent d'en élargir le cercle : les premiers disent que Dieu a créé le premier chaînon de chaque genre et que les espèces sont provenues des genres au cours des générations ; les seconds prétendent que Dieu a créé seulement au début du monde des modèles de plantes et d'animaux comme les vertébrés ou les insectes, d'où sont venus les rangs, les genres et les espèces. Cependant, cette idée répandue dans certains milieux scientifiques n'a pas satisfait les autres, vu qu'elle n'exclut pas, elle non plus, une bonne part d'intuition et d'approximation. Pour Al-Mashrîq, elle s'est vue anéantie par les découvertes des géologues, qui ont trouvé dans les couches les plus anciennes de la terre, vers le début de son existence, des coquillages d'animaux, des bêtes gélatineuses, des articulés, des vertébrés qui n'ont pas subi de différence ni de transformation significative jusqu'à nos jours.

  1. Louis Pasteur

    (1822-1895) : un des fondateurs de la biologie moderne, telle qu'elle s'est développée au XXe siècle. Son œuvre scientifique est à l'origine de quelques-unes des disciplines majeures des sciences de la vie : la biochimie métabolique, la microbiologie générale, l'étude des virus et des bactéries pathogènes, l'immunologie. Sa « théorie des germes » et la pratique de la vaccination ont révolutionné la médecine et la science vétérinaire.

  2. Albert de Lapparent

    (1839-1908) : géologue français Albert-Auguste Cochon de Lapparent est né à Bourges (Cher). Polytechnicien en 1858, il entre à l'École des mines en 1860, sans pour autant s'intéresser à la géologie. Ce n'est que peu à peu qu'il la découvre grâce à la lecture de nombreux articles ou traités, surtout allemands, et aux excursions de géologie organisées par Élie de Beaumont (1798-1874). Définitivement orienté vers la géologie, il participe, en tant qu'ingénieur des mines, à l'élaboration de la carte géologique de la France. En 1875, il accepte la chaire de géologie et de minéralogie de l'Institut catholique de Paris où il termine sa carrière. Il est un des animateurs des Congrès scientifiques internationaux des catholiques.

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