Darwinisme et christianisme (1859-1920) : entre conflits et accommodements - Nathalie Richard

Une vision non chrétienne de la nature

Malgré la prudence et les hésitations de son auteur, L'Origine des espèces présente une vision de la nature qui s'oppose assez fondamentalement à la vision chrétienne qui prédomine au moment de sa parution. La comparaison des versets du livre de la Genèse et du dernier paragraphe de L'Origine des espèces dans sa rédaction définitive le met parfaitement en lumière. Bien que Darwin y réintroduise le mot « créateur » dès la 2e édition en 1860, la représentation de « l'origine » que les dernières lignes de son ouvrage donnent à voir est bien différente de celle du récit biblique.

Darwin y insiste sur la notion de lois de la nature et sur la transformation des êtres vivants, s'opposant ainsi à l'idée de création divine et à la fixité de l'œuvre ainsi créée. L'hypothèse de l'évolution du vivant n'est, toutefois, pas neuve. Les idées de Jean-Baptiste Lamarck[1] sur la transformation des espèces, synthétisées dans La Philosophie zoologique, en 1809, ont largement circulé pendant un demi-siècle. Et plusieurs auteurs, laïcs et religieux, proposent, notamment en Angleterre, des visions adaptées de l'évolutionnisme qui leur paraissent compatible avec la figure chrétienne d'un Dieu créateur, non plus directement des êtres vivants, mais des lois de leur apparition et du plan global de la « Création ». En 1844, History of Creation, un ouvrage anonyme, fait scandale au Royaume-Uni tout en devenant un best-seller. L'auteur, révélé ultérieurement, est le publiciste et vulgarisateur Robert Chambers[2]. Il propose un tableau de l'évolution qui s'accorde assez bien avec l'idée d'un dieu sage et bon conforme à celui de la théologie naturelle.

Darwin reprend à son compte une partie de ces éléments, comme le montrent les premières et les dernières lignes de l'extrait cité. Mais l'enjeu de fond est ailleurs, il est révélé par le titre complet de son ouvrage : non pas tant le fait de l'évolution biologique que le processus de sélection naturelle. A la lecture de Malthus, en 1838, Darwin a l'intuition que la pression démographique est le véritable moteur de la transformation des êtres vivants. Les ressources alimentaires restreintes impliquent une compétition entre les êtres vivants, une lutte pour l'existence. Or cette lutte ne s'effectue pas à chances égales, car chaque individu a quelques caractères mineurs (des « variations » en langage biologique d'alors) qui le distinguent de ses comparses. Ces variations peuvent ou non lui donner un avantage dans la lutte. Celle-ci aboutit donc à un tri « une sélection » en laissant survivre (c'est-à-dire se reproduire) ceux qui portent des variations avantageuses.

La théorie de la sélection naturelle constitue l'élément le plus radicalement nouveau, et le plus difficile à concilier avec une vision chrétienne de la nature. Car la vision qui en découle est celle d'une « guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort » et qui, seulement dans un second temps, aboutit, à « la production des animaux supérieurs ». Cette conséquence – « le fait le plus admirable que nous puissions concevoir », écrit Darwin –permet de sauver quelque chose de l'ordre du déisme. Mais la vision proposée, fondée sur la lutte et la destruction, heurte celle d'une harmonie de la nature, traduction de la bonté divine, qui prédomine dans la théologie naturelle.

Un autre point problématique dans la théorie de Darwin porte sur les variations. Après bien des recherches, et alors que les savants ne possèdent aucune explication valide des mécanismes précis de l'hérédité et de la transmission des caractères, Darwin finit par affirmer que les variations sont le résultats de causes si nombreuses et si complexes qu'on ne pourra jamais les expliquer et que, faute de mieux, il faut considérer qu'elles apparaissent « au hasard ». Le hasard darwinien n'est pas ontologique, mais épistémologique. Il n'est pas utile, affirme Darwin, de savoir comment sont produites les variations, pour que l'explication par la sélection naturelle soit valide. Or cette introduction du hasard dans la théorie enlève toute téléologie au « développement » évoqué dans la dernière ligne du document : il est impossible de prédire, à moyen et long terme, où mènera le processus d'évolution, parce qu'il est impossible d'expliquer comment apparaissent les variations dont la sélection naturelle assurera la conservation. Ceci entre en contradiction avec la vision d'une création divine médiatisée par des lois naturelles, visant à la perfection et organisée suivant un dessein. Plus encore, ceci enlève à l'homme sa position privilégiée, en tant qu'aboutissement du plan de la « Création », ce qui était un moyen, chez Chambers et d'autres, de sauver l'idée juive et chrétienne d'une spécificité de l'homme dans la nature.

Ces différents points, notamment le recours darwinien au hasard, ne sont pas acceptés dans la grande majorité des cas, même par ceux qui se revendiquent ensuite comme darwiniens. Ce sont les adversaires de Darwin qui les mettent en avant pour souligner le fait que sa théorie n'est pas compatible avec le christianisme.

  1. Jean-Baptiste de Lamarck

    (1744-1829) : naturaliste français, détenteur de la chaire des animaux sans vertèbres au Muséum national d'histoire naturelle à Paris. Spécialiste renommé de la classification des invertébrés, il est l'un des premiers à formuler une théorie de la transformation des espèces, par adaptation au milieu. Celle-ci est synthétisée dans La Philosophie zoologique, en 1809.

  2. Robert Chambers

    (1802-1871) : naturaliste, éditeur et publiciste écossais. Il est l'auteur et l'éditeur de nombreuses publications destinées à un public populaire. Il fait paraître anonymement, en 1844, Vestiges of the Natural History of Creation, ouvrage qui connut un grand succès et lança au Royaume-Uni, avant la publication de L'Origine des espèces de Darwin, un large débat sur l'évolution du vivant.

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