Apollon, de la victoire à l'annonce d'une ère nouvelle : l'avènement du principat augustéen
Au cours du IIe siècle av. J.-C., Apollon, en tant que dieu de la victoire et du triomphe s'impose dans l'idéologie de la classe dirigeante romaine. Il est plus difficile, cependant, d'identifier des cas de relations plus personnelles entre le dieu et des personnages de la scène politique à Rome, même si nous savons que les croyances philosophiques, tel le pythagorisme[1], jouent un rôle certain dans la diffusion de l'apollinisme. En revanche, ces deux aspects, idéologie de célébration de la victoire et religion personnelle se retrouvent réunis sous le principat d'Auguste. Au Ier s. av. J.-C., Octavien-Auguste[2] fait du dieu l'un des fondements de l'idéologie du principat : Apollon, le vainqueur d'Actium, reçoit une place d'honneur près de la résidence impériale du Palatin, il est le protecteur de Rome et, lors de la célébration des Jeux Séculaires en 17 av. J.-C., devient le précurseur d'une ère nouvelle.
Il semble bien qu'Octavien veuille se placer sous le patronage d'Apollon-Phoebus[3] dès la période triumvirale, comme en témoignent certaines représentations du dieu sur des monnaies d'Octavien et l'épisode du « Banquet des douze dieux »
, rapporté par Suétone[4] (Vie d'Auguste, 70), au cours duquel le futur empereur aurait pris le semblant du dieu. Quelles sont les raisons à l'origine du choix d'Apollon par Octavien ? Certains ont invoqué l'ancienne relation des Iulii avec le dieu en rappelant que le premier temple de 431 avait été consacré par le consul Cnaeius Iulius. La thèse selon laquelle Octavien aurait voulu opposer Apollon, le dieu de la civilisation et de la mesure, à Dionysos, le dieu d'Antoine, symbole de l'ivresse et des excès du monde oriental, est également connue. Cependant, dans les années 40-30 av. J.-C., Octavien n'est pas le seul à rechercher le patronage d'Apollon, puisque, comme le montrent les frappes monétaires, Brutus[5] l'a fait avant lui et même Marc Antoine[6] s'assimile à Sol-Apollon sur certaines monnaies.
En 31 la victoire d'Actium sur la flotte d'Antoine et Cléopâtre[7] représente un tournant décisif dans la relation entre le dieu, le futur Auguste et l'idéologie impériale en construction. En effet, la victoire de la flotte d'Octavien est attribuée au dieu du lieu, Apollon, qui avait son sanctuaire sur la péninsule d'Actium, sur le côté méridional de l'entrée du golfe d'Ambracie. Dans la description de la bataille que Virgile représente sur le bouclier d'Enée dans l'Enéide, l'intervention d'Apollon Actius est déterminante pour mettre en déroute les hordes barbares menées par Antoine et Cléopâtre. Après la victoire, le site d'Actium fait l'objet de la mise en place d'importants monuments commémoratifs : l'ancien temple d'Apollon à Actium est reconstruit, et on bâtit à proximité un monument de dix navires. De l'autre côté de la baie est fondé la ville de Nicopolis avec Apollon comme patron. Au nord de cette même cité, une colline consacrée à Apollon accueille les Jeux en l'honneur du dieu. Là même où Octavien avait établi son camp, est construit un monument pour célébrer la victoire. Il s'agit d'un sanctuaire à ciel ouvert, établi sur terrasses, avec un autel entouré d'un portique ; il comporte une inscription monumentale en l'honneur des dieux qui ont donné la victoire à Octavien (Mars, Neptune, et peut-être Apollon aussi, sont mentionnés), ainsi que les rostres en bronze des navires pris aux ennemis.
A Rome, dans le nouveau temple d'Apollon Palatin, certains éléments du décor célèbrent aussi la victoire sur Antoine et Cléopâtre. Ce sanctuaire a été voué en 36, après la victoire de Nauloque sur Sextus Pompée[8], mais il n'est consacré qu'en 28, après la victoire d'Actium. Devant le temple, la statue d'Apollon, que nous connaissons grâce à des monnaies, se dressait sur une base décorée avec des rostres de navires. Les portes du temple avec des reliefs sculptés en ivoire, décrits par Properce[9] représentaient la déroute des Galates à Delphes et la tuerie des fils de Niobe[10]. Le premier épisode fait sans doute allusion aux hordes barbares menées par Antoine ; le second à la juste punition de l'hybris de ce dernier, identifié aux enfants de Niobe. Cependant si le temple du Palatin exprime bien la prééminence que l'on donne désormais au dieu dans le panthéon romain, sa place dans l'idéologie religieuse augustéenne va bien au-delà de la simple célébration des valeurs de la victoire et du triomphe.
Tout d'abord la topographie du temple, avec ces accès directs depuis la maison d'Auguste au temple retrouvés par les fouilles archéologiques soulignent le fait qu'Apollon est le dieu de la maison même d'Auguste dont une tradition relatée par Suétone (Vie d'Auguste, 94,4) fait le fils du dieu. En outre, d'autres éléments du décor du temple véhiculent un message politique tourné vers l'avenir. Comme le montre ci-dessus le denier de C. Antistius Vetus (16 av. J.-C.), la statue d'Apollon Actius devant le temple le représente en train de sacrifier devant un autel, avec une patère de libation dans sa main droite et une lyre dans sa main gauche : Apollon, par la pratique du sacrifice et la piété religieuse, est le garant de l'harmonie et de la pacification après les guerres civiles fratricides. Ce message est repris aussi par l'Apollon citharède de la statue de culte à l'intérieur de la cella. Au sommet du toit du temple, Apollon trône sur un quadrige, il y est représenté en tant qu'Apollon-Soleil, initiateur du cycle temporel d'une ère nouvelle. C'est le mythe augustéen de l'âge d'or célébré par les poètes, un mythe qui est proposé à nouveau par la célébration des ludi saeculares[12] en 17 av. J.-C.
Le mythe du nouvel âge d'or et le rôle que joue dans celui-ci Apollon-Sol portent la trace des théories stoïciennes[13] du premier hellénisme. On trouve la trace de ces croyances d'une « religion philosophique »
dans la classe dirigeante romaine dès la fin du IIe siècle, avec le monnayage de certains membres du groupe des populares[14] qui voient l'avènement de l'âge d'or dans l'avènement du règne du Soleil, qui supplante celui de Saturne. A l'époque triumvirale aussi le monnayage montre l'assimilation d'Apollon au Soleil et vers 40 av. J.-C., la 4e Eclogue de Virgile proclame l'avènement d'une ère nouvelle, règne d'Apollon (tuus iam regnat Apollo). Tout cet ensemble de croyance trouve une reconnaissance « institutionnelle »
dans l'idéologie du principat augustéen qui relie étroitement Apollon au princeps et à la mystique millénariste de la naissance d'un monde nouveau.
Lors de la célébration des Jeux séculaires en 17 av. J.-C., le dernier jour des festivités est représenté par la récitation du Carmen Saeculare d'Horace[16] par un chœur de 54 jeunes gens devant le temple d'Apollon Palatin après le déroulement des sacrifices en l'honneur d'Apollon et Diane. L'idéologie millénariste, au sein de laquelle Apollo-Sol et Diane-Luna du Carmen Saeculare jouent un rôle essentiel, trouve une parfaite illustration dans les décors de la cuirasse de la célèbre statue de l'Auguste de Prima Porta qui date également de 17 av. J.-C. Le décor, volontairement disposé de façon circulaire, centré sur l'épisode de la remise des enseignes des armées de Crassus[17] et Marc Antoine par les Parthes à Rome en 20 av. J.-C., est dominé au centre par l'image du dieu Ciel, et la tête de la statue d'Auguste se place juste au-dessous, avec Sol qui élance son quadrige dans le ciel, précédé par Luna et par Aurore. A un niveau inférieur on retrouve Apollon chevauchant le griffon et Diane avec son cerf qui font clairement pendant à Sol et Luna du registre supérieur, de la même façon, la déesse Terre s'oppose au Ciel.
Introduit à Rome dès le Ve s. av. J.-C. comme dieu guérisseur, Apollon devient un dieu garant de la victoire à partir de la deuxième guerre punique. Depuis le IIe s. av. J.-C. jusqu'au Principat augustéen, c'est cette célébration des valeurs de la victoire et du triomphe qui fonde les liens entre le dieu et la classe dirigeante romaine, bien illustrés par un riche répertoire iconographique. Le dieu de l'oracle de Delphes, vainqueur des Celtes en 279, constitue également le référent de la lutte contre la menace gauloise en particulier, et « barbare »
de manière plus générale, que constituent les peuples indigènes de la Gaule Cisalpine. Au Ier s. av. J.-C., Octavien-Auguste fait du dieu l'un des fondements de l'idéologie du principat : Apollon, le vainqueur d'Actium, reçoit une place d'honneur près de la résidence impériale du Palatin, il est le protecteur de Rome et, lors de la célébration des ludi saeculares en 17 av. J.-C., devient le précurseur d'une ère nouvelle.