La « fin » de la religion pharaonique

Une église dans le temple d'Isis

On ne peut s'empêcher de mettre en rapport ces inscriptions de Philae avec un processus de transformation qui lui est plus ou moins contemporain, à savoir la transformation du temple d'Isis de Philae en église chrétienne. On a pu, depuis longtemps, tenter de mettre en lien la fin des cultes pharaoniques à Philae avec plusieurs textes, et notamment un passage de Procope[1] dans les Guerres Perses. Cet épisode s'est déroulé cependant environ deux siècles après la dernière inscription hiéroglyphique de Philae, et un peu moins d'un siècle après le dernier graffito démotique, puisque les événements concernés sont à situer en 535 à 537 ap. J.- C. Les dernières inscriptions, les derniers graffitis de Philae que l'on peut qualifier de « païens », c'est-à-dire les actes d'adorations consacrés à Isis ou à Osiris, sont en effet datables de 457 ap. J.-C. environ.

Plusieurs visions s'affrontent à propos de cette question de la fin de ce « réduit du paganisme ». L'une, romanesque, se révèle comme une piste suivie par certains auteurs, souvent connus du grand public, aimant à voir les derniers dévots d'Isis en lutte ouverte contre les autorités chrétiennes et le général Narsès[2]. Ce dernier arrivant à Philae, aurait détruit et chassé les derniers « païens ». En revanche, des historiens plus prudents, dont Dijkstra, proposent un point de vue plus nuancé. En effet, il faut se demander si la fin des cultes pharaoniques à Philae a été provoquée directement par la volonté chrétienne d'anéantissement d'un culte « païen », ou alors au terme d'un processus de mutation un peu plus lent, d'une sorte de fatalité, d'un oubli de la culture ancienne. On peut tenter, comme nous allons le voir, d'évaluer ces hypothèses à l'aide de l'archéologie. Auparavant, il faut encore mentionner le texte de Priscus de Panium[3], portant sur une affaire liée aux indigènes locaux, les dits Blemmyes[4], et les Noubades, qui sont, sous ces noms, perçus dès l'Antiquité comme des groupes ethniques locaux, lesquels auraient eu l'autorisation (ou la possibilité) de venir de temps en temps, au moins une fois par année, dans l'île de Philae pour honorer la déesse Isis. Manifestement, le cas des Blemmyes ou des Noubades est assez particulier, et l'on peut penser très raisonnablement qu'ils ne se confondent pas avec la famille égyptienne des prêtres d'Isis de Philae. Ceci est confirmé par un papyrus du Caire, qui est une pétition de prêtres (chrétiens) de Kom Ombo, un peu plus au nord, se plaignant que, en 567 ap. J.-C, des pilleurs font des incursions jusque dans leur région, c'est-à-dire à des dizaines de kilomètres au nord de Philae, les désignant comme des Blemmyes. On peut donc penser qu'il y a une certaine part de véracité dans la source littéraire, laquelle ne fait qu'utiliser des faits locaux bien établis.

En plus de ces sources littéraires et documentaires, l'étude du terrain et des monuments apporte des informations du plus haut intérêt. La présence à Philae d'un processus de transformation de certains espaces anciens en espaces de cultes chrétiens saute aux yeux. On peut citer l'exemple du passage de la porte du pylône, où l'on constate la présence de croix, qui ont été gravées à la place du visage de la déesse Isis, des deux côtés. Le relief a donc été transformé. Il s'agit donc du même espace réinvesti et réaffecté. On peut observer d'ailleurs plusieurs types différents de croix dans le temple, qu'on peut approximativement dater stylistiquement. Les plus anciennes sont celles qui sont entourées d'une sorte de nimbe, ou qui figurent à l'intérieur d'un cercle, les plus récentes ont été inscrites dans des carrés. Sur la porte du naos[5], plus précisément sur le montant Est de l'embrasure, on peut lire l'inscription suivante : « Cet ouvrage a été fait sous notre père et ami très fidèle de Dieu l'évêque Apa Théodore ». Dans le naos, on lit : « Ce lieu est devenu, au nom de la sainte et consubstantielle trinité, maison de Saint Etienne, sous notre père, ami très fidèle de Dieu, évêque, l'Apa Théodore, que Dieu le conserve très longtemps ».

Croix copte gravée sur un mur du temple de Philae près d'Assouan (Égypte). M. Benoist. 2003. Dipsonible sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Philae_croix_copte.jpg
Croix copte gravée sur un mur du temple de Philae (Égypte) © M. Benoist by-sa

L'évêque Théodore[6] a vécu sous Justinien[7], entre 525 et 577 de notre ère. C'est donc au VIe siècle, et pas avant, que s'est opérée la transformation du temple de Philae « païen » en temple chrétien. Il y a donc une lacune dans la documentation entre la dernière inscription hiéroglyphique (la dernière inscription démotique – 394 ap. J.-C–, et le dernier graffito pour Isis – 452 ap. J.-C.) et les premières traces du christianisme. Que s'est-il passé pendant ce laps de temps de près d'un siècle ? Il s'agit de bien réaliser que le texte de Procope que nous avons cité, relatant la destruction du temple de Philae, n'est pas un rapport historique précis. En effet, le temple de Philae n'a pas été réellement détruit. Les statues des dieux pharaoniques ont sans doute été enlevées, probablement détruites, des images ont été martelées, d'autres effacées, des croix ont été ajoutées etc. (tout ceci entre le Ve et le VIe siècle). Mais il est légitime de se demander ce qu'il restait réellement des cultes pharaoniques à l'époque où ces transformations sont survenues. Ce qui revient à se demander si le christianisme, dans cet endroit de l'Egypte, s'est réellement affronté à la religion traditionnelle. La question est d'un intérêt particulier, lorsque l'on songe à Alexandrie, à l'autre bout de l'Egypte, où les sources nous indiquent clairement qu'il y a eu là affrontement, comme l'illustre le récit de la destruction du temple de Sérapis à Alexandrie après une véritable bataille. Aux deux extrémités de l'Egypte, le passage au christianisme semble se faire d'une manière toute différente. Il y aurait donc plusieurs manières de considérer la fin de la religion égyptienne.

A ce stade de la réflexion se pose la question de l'évaluation de l'oubli dans les processus de transformation culturelle que nous constatons en Egypte. Une culture ne disparaît pas forcément parce qu'elle est supplantée par une autre, mais parce qu'elle s'oublie en quelque sorte. N'ayant plus les moyens de continuer, elle s'étiole, se disperse. Mais comme le fait remarquer Pierre Nautin, les inscriptions de Philae se présentent comme un rite d'exorcisme. On remarque en effet à plusieurs reprises des expressions du type «  La croix a vaincu, elle vainc toujours  » et ces affirmations signifiaient très concrètement la victoire que la croix plantée dans le naos avait remportée sur le démon Isis. On peut effectivement penser qu'un raisonnement de ce type était présent à l'esprit des premiers chrétiens, mais on peut aussi se demander si ces derniers se sont retrouvés face à la nécessité de déloger les derniers prêtres d'Isis ou si ce clergé n'avait pas déjà disparu depuis plusieurs dizaines d'années. Beaucoup de croix répondant à d'autres critères stylistiques et à d'autres impératifs rituels ont été ajoutées sur les colonnes du temple. Elles font partie non de rites d'exorcisme, mais de rituels coptes de consécration des églises, dans lesquels les colonnes des églises sont considérées comme des apôtres, soutiens de la maison de Dieu, et comme telles consacrées. D'après l'analyse stylistique, la transformation du naos du temple pharaonique, pour aboutir à une église avec un autel à niche, n'a été achevée qu'au Xe siècle. Soit plus de cinq siècles après la disparition des derniers « païens ». A côté de cela, on constate dans le temple de Philae, comme dans bien d'autres temples d'Egypte, des martelages, principalement sur les figures humaines. Ces déprédations systématiques remontent à l'époque chrétienne, voire musulmane ; elles sont difficiles à dater. Il est néanmoins certain qu'elles ont été effectuées dans le souci de supprimer des représentations qui étaient d'une manière ou d'une autre redoutées. Il n'aurait pas été ressenti comme nécessaire d'effacer et de marteler des figurations considérées comme anodines. En effet, que ce soit pour les chrétiens ou pour les musulmans d'Egypte, les visages des dieux anciens avaient quelque chose non seulement d'inconvenant, mais encore de sinistre. On y reconnaissait des démons ; on y soupçonnait sûrement la présence du « mauvais œil ». Or, par la force des choses, ces bâtiments étaient souvent réaffectés, voire habités, et l'on peut penser que le martelage des figures s'inscrit dans l'idée de les neutraliser de quelque manière.

Til Niermann. Croix copte sur les anciens reliefs temple d'Isis, Philae, Egypte. 2006. Disponible sur : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Philae_Temple_of_Isis_coptic_cross_1.JPG
Croix copte sur les anciens reliefs temple d'Isis, Philae, Egypte. © Till Niermann by-sa
  1. Procope

    Historien byzantin du VIe siècle.

  2. Narsès (v. 478-573)

    Général dans l'armée de Justinien.

  3. Priscus de Panium

    Historien grec du Ve siècle.

  4. Blemmyes

    Le nom en grec (Blemmues) est forgé sur un ethnonyme attesté en égyptien (Brhm). Il a acquis une grande fortune dans la littérature, Pline l'ayant utilisé pour désigner des sortes de monstres imaginaires sans tête, ayant les yeux et la bouche au milieu du torse, qui auront un large succès dans la littérature et l'iconographie médiévale.

  5. Naos

    Dans l'Égypte pharaonique, le naos est un petit édifice construit à l'intérieur d'un grand abritant la statue du dieu. Dans un temple grec, il désigne la pièce principale où s'élève la statue de la divinité.

  6. Théodore

    Évêque égyptien.

  7. Justinien (483-565)

    Empereur romain.

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