L'appel radical de Jésus et le « défi de la dislocation »
Cette image de Jésus comme leader marginal, en tant que figure « hors de place »
, correspond bien à la présentation que Marc nous donne au début de son récit, avec l'éloignement de Jésus de Nazareth et sa rencontre avec Jean-Baptiste[1]. Jésus est présenté comme un homme déjà adulte, qui a quitté l'endroit où il est né pour vivre une expérience religieuse unique, en accourant, comme beaucoup d'autres, pour participer au rite d'immersion proposé par Jean. Si tel est le portrait de Jésus décrit par l'évangéliste, il n'est pas difficile d'imaginer ce qui pouvait être en jeu pour ceux qui avaient décidé de devenir ses disciples. Pris au dépourvu par l'appel d'un parfait inconnu, les quatre premiers disciples (et ensuite tous les autres), sont directement entraînés à expérimenter une situation extraordinaire. N'étant pas des sujets marginaux (mendiants, malades, etc.), mais des membres actifs de leur famille avec un certain accès aux ressources, ils sont habitués à vivre dans la stabilité garantie par l'espace social domestique. C'est précisément cette stabilité que Jésus vient briser, en leur demandant de le suivre.
En d'autres termes, Marc décrit un appel radical qui force le disciple à un bouleversement total de sa vie. Si d'une part, avec l'appel de Simon et André, et de Jacques et Jean, Jésus ne rompt pas le lien de parenté entre frères – mais il semble vouloir le réutiliser comme base pour une nouvelle solidarité – d'autre part la rupture entre les disciples et leur famille est bien représentée par leur abandon du travail, et surtout du père, figure emblématique par excellence de la famille et de tout ce qu'elle représentait dans le monde ancien. Face à la stabilité de l'espace social de la maison, Jésus oppose l'instabilité d'une vie en mouvement, caractérisée par le partage de son style de vie itinérant et par l'acceptation d'une tâche ambiguë, celle de devenir « pêcheurs d'hommes »
. Pour l'accomplissement d'une telle tâche, les disciples ne peuvent pas rester immobiles, mais ils doivent se déplacer d'un endroit à l'autre. Cette nécessité est bien exprimée par l'évangéliste soit en référence à Jésus, soit en référence aux disciples. Ainsi, après avoir appelé ses premiers compagnons et avoir prêché et guéri dans la synagogue[2] de Capharnaüm, Jésus dit explicitement qu'il faut « aller ailleurs »
(Mc 1,38).
Plus tard, bien que de façon moins explicite, la même nécessité se retrouve dans les paroles que Jésus adresse aux Douze[3], en les envoyant en mission : « Si, quelque part, vous entrez dans une maison, restez-y jusqu'à ce que vous sortiez de ce lieu »
(Mc 6, 10). Tout comme Jésus, les Douze ne peuvent pas rester en permanence dans un lieu, mais doivent y rester[4] juste pour le temps nécessaire. C'est cette condition de déplacement et repositionnement continus que Halvor Moxnes a nommé à juste titre « le défi de la dislocation »
. Ayant quitté sa maison et son milieu d'origine, le disciple de Jésus se retrouve dans une sorte de limbes[5], caractérisé par une constante mobilité et par l'absence d'une localisation précise : Jésus invite ceux qu'il a choisis à le suivre et à devenir pêcheurs d'hommes, mais cela ne signifie pas un nouvel endroit où aller, ni d'un point de vue social (une nouvelle communauté), ni d'un point de vue matériel (une nouvelle maison). Dans ce « non-lieu »
, le disciple reste suspendu dans une position intermédiaire entre le lieu d'origine qu'il a déjà laissé et un nouvel endroit qui n'est pas encore là.
Vue à la lumière du modèle anthropologique des rites de passage, cette position pourrait être considérée comme la deuxième étape d'un processus en trois phases : a) séparation, le sujet est séparé de son milieu d'origine ; b) liminalité[6], le sujet se trouve dans un état de transit, suspendu entre ce qu'il était avant et ce qu'il va devenir ; c) réagrégation, le « passage »
est terminé, et le sujet se trouve réinséré dans la société, avec une nouvelle position et un nouveau rôle. Dans cette perspective, ne prévoyant pas une nouvelle intégration, la dislocation demandée par Jésus aux disciples impliquerait un état de liminalité permanente. Mais les choses, dans le récit de Marc, ne se présentent pas exactement comme ça. Nous pouvons constater, dans notre texte, la présence d'un possible escamotage qui semble dé-radicaliser la force de l'appel de Jésus : ce n'est pas par hasard que par deux fois, après l'appel, Marc fait allusion au retour à la maison d'un disciple. N'étant plus un fait définitif, l'abandon temporaire de la famille assume une valeur différente, pas seulement pour le disciple qui a décidé de quitter sa maison pour suivre Jésus, mais aussi pour la famille qui a perdu un de ses membres.