Le soulèvement du Kesrouan (1858-1860)
Le départ de Chékib Effendi met à jour les failles du système. Les cheikhs chrétiens comme druzes tentent de recouvrer une partie de leur autorité perdue. Les Anglais et les Russes, alors que la guerre de Crimée (1853-1856) vient de s'achever, tentent chacun de leur côté d'affaiblir les positions françaises qui ont le mieux bénéficié de l'application du Règlement. Une lutte pour le pouvoir est ouverte, au sein du caïmacamat chrétien, pour assumer la fonction la plus élevée. Enfin, une révolte paysanne gronde contre les notables, notamment les Khazen[1]. Elle se nourrit des idées nouvelles, « liberté »
et « égalité »
, charriées par les révolutions européennes et transmises par les moines maronites. Au milieu de ces dissensions, les chefs de file tentent de gagner les paysans à leur cause. Ces derniers commencent à s'organiser dans les villages du Kesrouan dès février-mars 1858. Chaque village élit un cheikh chabeb[2] pour le représenter. Et, à la veille de Noël 1858,Tanios Chahine[3], cheikh chabeb de Rayfoun, est élu délégué général de tout le Kesrouan.
Khorchid pacha[4], wali de Sidon, ne prend aucune mesure pour calmer l'agitation, il sera accusé d'exciter un parti contre un autre avant d'être innocenté par un tribunal. Le patriarche Paul Massaad[5] tente en vain de trouver un modus vivendi entre les deux partis. Les Khazen refusent tout compromis. Ils sont expulsés par les paysans qui confisquent leurs biens et les mettent à la disposition du public. Les cheikhs se dispersent, cherchent refuge à Byblos, au Matn et à Beyrouth et mènent une vie dans la précarité, pendant presque trois ans. Chahine, considéré comme un libérateur, instaure un type de pouvoir original au Kesrouan. Il s'entoure d'un conseil dont les membres sont les wakil-s des villages. Le conseil rend justice, assure la sécurité et distribue les biens. Les décisions sont prises « de par le pouvoir du peuple... de par le pouvoir du gouvernement populaire »
. Cet esprit « républicain » inquiète les autorités de la partie méridionale.
Soucieux de préserver les rapports sociaux traditionnels, inquiets de l'appui européen - notamment français - accordé aux chrétiens, poussés par leurs oqual-s[6] et encouragés par la fatwa du cheikh de Damas Abdallah al-Halabi[7], décrétant que les « chrétiens ne peuvent pas être les égaux des musulmans »
et encourageant à s'en prendre à eux, les druzes engagent une guerre visant à étendre leur autorité. Ils sont soutenus par les troupes ottomanes et, suivant les régions, par des sunnites (notamment dans les villes côtières) et des chiites. Ils l'emportent partout, dans le Chouf, la Bekaa et le Wadi al-Taym. L'ampleur des massacres, 20 000 tués, 100 000 réfugiés, la gravité des destructions, la faillite des autorités ottomanes à remédier à la situation et la peur de l'extension des troubles à d'autres régions d'Asie conduisent les Puissances européennes à intervenir militairement et politiquement. Le 16 août 1860, un corps expéditionnaire de 12 000 soldats, dont 6 000 Français, est dépêché sur place avec la mission d'aider les contingents ottomans à rétablir l'ordre. Des navires des flottes anglaise et française appareillent sur la côte. Des autorités musulmanes, tel Abd al-Qader[8] à Damas, s'engagent personnellement pour protéger les chrétiens. Une commission internationale est instituée pour enquêter sur les causes des massacres, indemniser les sinistrés et établir un régime politique capable de pacifier la région.
Après six mois de négociations, à Beyrouth, les représentants des Puissances européennes s'accordent sur un projet de résolution du conflit. Les ambassadeurs européens et la Porte ratifient le texte. Ainsi voit le jour le Règlement organique qui instaure le régime de moutaçarrifiyat[9] lequel régit le Mont-Liban pendant un demi-siècle, de 1861 jusqu'en 1915. Il lui procure une paix relative et une prospérité assez confortable. Jamal pacha[10] l'abroge en 1915, au cours de la Première Guerre mondiale. Mais ce régime permet de faire la transition institutionnelle après les tribulations de la guerre et sert de fondement à l'établissement de la République libanaise.