L'émirat des Chéhab (1697-1841). Le mandat de Béchir II (1789-1840)

Introduction

L'émirat[1] du Mont-Liban constitue une entité politique propre au sein de l'Empire ottoman. Il possède une autonomie relative et surtout un statut particulier qui le distingue de nombreuses institutions ottomanes connues, dont la nature est principalement fiscale. La dynastie Maan est la première à avoir régi l'émirat, depuis la conquête ottomane des provinces arabes en 1516 jusqu'à son extinction en 1697. L'émirat se compose de notables et de paysans enserrés dans une société d'ordres quasi immuable. Son étendue correspond plus ou moins à l'espace géographique du futur Liban et inclut souvent des régions de la Palestine et de la Syrie. Sa superficie augmente ou diminue selon l'habileté politique, le jeu d'alliances et la fortune des armes de ses tenants, en l'occurrence les Maan. Cette dynastie s'éteint à la mort de l'émir Ahmad (1664-1697) sans héritier ni successeur. Le pouvoir passe alors aux mains des Chéhab, descendants de Quraysh[2] , originaires de La Mecque et établis à Hasbayya à Wadi t-Taym pour combattre les Francs.

Le transfert du pouvoir des Maan aux Chéhab s'accomplit selon quatre principes qui leur confèrent une légitimité, à savoir : la parenté entre les deux maisons, l'alliance politique indéfectible et l'appartenance au même parti dit qaysi[4] , le choix effectué par les notables et la reconnaissance de la Sublime Porte. A ces éléments de légitimité les Chéhab ajoutent leur compétence pour gouverner et leur puissance militaire. Leur capacité à administrer le Mont-Liban s'exprime par leur habileté à rallier les grandes familles des notables, à garantir l'intégrité de leur territoire et à incorporer la plaine de la Bekaa et la ville de Beyrouth, c'est-à-dire un grenier à céréales et une porte d'échange avec le monde. Leur puissance militaire se manifeste dans la maîtrise des innombrables conflits qui les exposent aux dangers extérieurs et intérieurs, tels que les agressions des vali-s[5] voisins, les empiétements des potentats locaux et la conspiration des rivaux. Les princes sortent vainqueurs de tous les combats qu'ils ont engagés avec leurs adversaires dans le premier tiers du XVIIIe siècle. Ils s'imposent notoirement à la bataille d'Ain Dâra en 1711. Ils y écrasent les membres du parti yamani et consolident le mode de gouvernement basé sur l'iktaa[6]` qui se perpétue jusqu'en 1842. Ce système constitue la pierre angulaire de l'émirat et institue une hiérarchie des relations entre les notables et les paysans comme à l'intérieur de chaque ordre. Nassif Al-Yâziji[3] en décrit les assises dans un traité particulier.

  1. Émirat

    L'Émirat désigne le système de gouvernement qu'assurent consécutivement au Mont-Liban les émirs de la dynastie Maan (1516-1696) et ceux de la dynastie Chehab (1697-1842). L'émir gouverneur reçoit l'investiture parfois à vie ou à titre viager soit directement de la Sublime Porte soit par l'intermédiaire des valis de Damas ou de Sidon après 1660. L'émir gouverneur associe au pouvoir les chefs des familles notables et son autorité s'étend sur le Mont-Liban, et souvent sur des régions limitrophes. Les Ottomans suppriment le régime de l'émirat en 1842 et le remplacent, avec le consentement des puissances européennes, par le caimacamat.

  2. Quraysh, Qoreich ou Koreich

    Cette tribu arabe prestigieuse appartient au groupe des Arabes du nord, elle se ramifie en plusieurs clans et coalise autour d'elle de nombreuses autres tribus. Sa puissance se manifeste par le contrôle de La Mecque, la domination des routes caravanières du Nejd et de Taef et le monopole du commerce qui transite par le Hedjaz entre l'Océan indien et la Méditerranée. Elle donne naissance au prophète de l'islam et détient le califat jusqu'à l'émergence des puissantes dynasties musulmanes non arabes.

  3. Nassif al-Yazigi (1800-1871)

    Né à Kfarchima, poète, écrivain, il a étudié la médecine et la musique. Il commence à composer des poèmes à l'âge de 10 ans. Il entre au service de l'émir Béchir II et demeure 12 ans comme secrétaire et conseiller. Il est parmi les membres fondateurs de la Société syrienne pour la promotion des lettres et sciences. Il correspond avec les orientalistes dont Sylvestre de Sacy. Il laisse une œuvre colossale, et est considéré comme l'un des pionniers de la « Renaissance des lettres arabes » au XIXe siècle, la Nahda.

  4. Qaysi et Yamani

    Désignent les deux partis qui divisent respectivement les tribus arabes du nord et du sud de la péninsule arabique. Cette division bipartite demeure vivace jusqu'au XIXe siècle. Au Mont-Liban, les Maan et les Chehab, leurs successeurs, appartiennent au parti qaysi et semblent l'emporter durant toute la période ottomane. Ils écrasent définitivement les Yamani à la bataille d'Ain Dâra en 1711. Leur coalition, comme celle de leurs adversaires d'ailleurs, regroupe des familles affiliées de toute obédience religieuse : musulmans sunnites, chiites et druzes, ou chrétiens maronites, melkites orthodoxes et catholiques.

  5. Vali ou walî

    Vali ou walî désigne le gouverneur de la plus grande entité administrative dans l'Empire ottoman, le vilayet. La charge est annuelle au départ, mais elle devient permanente, vénale et parfois même héréditaire. Le vali porte le titre honorifique de pacha, attribué originairement aux vizirs et aux grands fonctionnaires. Le Mont-Liban relève traditionnellement des deux vilayets : Tripoli et Damas. Le vali réside dans la cité principale du vilayet. Sa responsabilité consiste à maintenir l'ordre. Son conseil est composé d'un cadi et d'un inspecteur de finances appelé defterdar.

  6. Iktaa`

    Terme qui désigne un système de rétribution par lequel la couronne concède des terres aux potentats de l'imperium en contrepartie des services, essentiellement militaires. Pratiqué depuis le Bas-Empire, ce procédé passe aux Arabes et connaît des variations. Les Ottomans le réadaptent à leurs besoins de gouvernement et organisent les concessions selon un vaste éventail de domaines. Ce privilège devient progressivement héréditaire, mais le détenteur, en sus du service militaire, doit en acquitter les impôts. L'iktaa` au Mont-Liban qualifie un système complexe ayant des connotations politiques, administratives, fiscales, juridiques et agraires. Ici ce n'est pas le sultan qui dispose de l'iktaa` puisque la terre appartient aux familles des notables, y compris celle de l'émir. Chaque famille possède un ou plusieurs districts, l'administre en donnant du travail aux paysans, établit la justice, lève les impôts et les acquitte vis-à-vis de l'émir. Le notable qui gère le district s'appelle moukataaji et le territoire moukataat. Le fils aîné assume la charge de moukataaji qui se transmet héréditairement dans l'ordre de primogéniture. Ce système constitue les assises de l'émirat du Mont-Liban.

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AccueilAccueilImprimerImprimer Karam Rizk, Professeur d'Histoire à l'Université du Saint-Esprit de Kaslik (Liban). Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)