La place de la religion dans la construction étatique
En Castille, la mise en œuvre de la philosophie aristotélicienne pour définir le pouvoir royal renforce sa nature séculière. L'avènement du roi n'est alors marqué par aucun rituel religieux spécifique, le sacre ayant été volontairement abandonné au milieu du XIIe siècle. Le nouveau souverain se contente d'une acclamation par le peuple. En France, Philippe le Bel passe en partie à tort pour un précurseur de la sécularisation de l'État. Le rituel du sacre le rapproche, en fait, de la représentation chrétienne du roi-prêtre. L'onction fait du souverain un élu de Dieu et lui confère un pouvoir dit miraculeux. En perfectionnant ce rituel par l'ordo de 1300, il cautionne l'usage de cette mystique royale. La représentation du soq royal, le manteau du sacre, sur son grand sceau rappelle sa fonction liturgique. Cette idée sous-tend un certain nombre de ses actions qui s'inscrivent dans une logique de réforme religieuse du royaume, notamment l'expulsion des juifs[1] en 1306 ou l'attaque lancée contre les Templiers à partir de 1307. Si plusieurs libelles tentent de distinguer clairement les compétences de l'Église et celles de État royal, c'est seulement pour contrer les aspirations théocratiques (version française : ) de Boniface VIII. La canonisation de Louis IX[2], qui devient « saint Louis »
en 1297, confirme que la France utilise le religieux pour renforcer le pouvoir royal, dont la légitimité est plus fragile qu'en Castille.
Pour réserver l'exclusivité du pouvoir au souverain, le corpus juridique d'Alphonse X rejette implicitement l'autorité de l'Empire et celle du pape sur le royaume. Les projets historiographiques élaborés simultanément revendiquent plutôt une autorité de la Castille sur d'autres espaces. L'Estoria de España (av. 1270) lui attribue d'abord un rôle dominant dans la péninsule Ibérique, en développant l'idée d'un empire hispanique. La General Estoria[3] (à partir de 1272-1275) élargit ensuite au monde entier les prétentions universelles du roi de Castille avec l'objectif de concurrencer ou d'absorber l'Empire romain germanique. En France, l'idée se développe à la même époque que le roi de France, et seulement lui, est « princeps en son royaume »
, selon la formule de Guillaume Durand (Speculum judiciale, 1271-1272). Sous Philippe le Bel, la théorie se radicalise, le terme « empereur »
remplaçant celui de princeps pendant le conflit avec Boniface VIII (Mémoire de Guillaume Durand le Jeune, v. 1303, et libelle Quaestio in utramque partem, 1302). Le mythe des origines troyennes de la monarchie française s'élabore à la fin du XIIIe siècle dans les Grandes chroniques de France écrites à Saint-Denis par Guillaume de Nangis[4]. Il permet de revendiquer une antériorité par rapport à l'Église, et ainsi de barrer les prétentions fiscales de la papauté (note du Conseil royal, v. 1296). Seul Pierre du Bois[5] va plus loin, proclamant l'universalité du pouvoir de Philippe le Bel, dont les fondements seraient religieux. Il l'imagine en effet comme un nouveau Constantin[6], conquérant de Jérusalem (De la récupération de la Terre Sainte, 1305-1307), voire un candidat à l'Empire romain germanique (Pour le fait de la Terre Sainte, 1308), et affirme la prééminence morale du royaume de France sur les autres États chrétiens, y compris l'Empire.
La souveraineté royale est aussi et surtout affirmée à l'intérieur des deux royaumes. En Castille, le roi revendique le monopole de la loi et de la justice. Son rapport à la fonction législative, assimilée à la sagesse par analogie avec les modèles vétéro-testamentaires[7], vaut d'ailleurs à Alphonse X son surnom de « Sage ». Le rôle exclusif du souverain dans l'élaboration du droit, revendiqué notamment par un traité juridique, l'Espéculo (1255), s'inscrit en rupture avec les représentations antérieures, suivant lesquelles il était seulement tenu de veiller à ce que le droit soit appliqué et de le rétablir le cas échéant. Cette idée nouvelle lui permet de justifier ses efforts pour rénover le droit et réaliser l'unité juridique de ses royaumes. Moins novatrices, les théories françaises de l'époque de Philippe le Bel visent avant tout à subordonner la juridiction ecclésiastique aux tribunaux royaux, raison du second conflit avec Boniface VIII. Il s'agit, à la suite de Louis IX, de valoriser l'exercice de la justice par le roi. Parmi les regalia[8] apparaît ainsi la main de justice, évolution de la traditionnelle verge. Philippe le Bel revendique ouvertement la continuité de l'action de ses prédécesseurs en faisant également ériger leurs statues dans la grande salle du palais royal, où siège son tribunal.
Les théories politiques castillanes accordent par ailleurs à l'autorité royale une suprématie naturelle qui exige des sujets une entière soumission, sous peine de mort ou d'aveuglement (Fuero Real). Même ses conseillers ne peuvent critiquer le roi (Libro de los Cien Capítulos). Les codes juridiques alphonsins distinguent le crime de lèse-majesté, dirigé contre la personne royale, de celui, plus grave, de trahison, visant le pouvoir monarchique et par là la communauté. La destruction d'une effigie du souverain se classe dans la seconde catégorie. Même si les textes se réfèrent encore au pouvoir royal sous le terme de real mayoría (« supériorité »
), un glissement est opéré vers la real majestad (« majesté »
, impliquant une forme d'aura spécifique). L'idée que le roi incarne l'État fait donc son chemin, tandis que Philippe le Bel se contente, une génération plus tard, de revendiquer une autorité croissante sans en formuler rigoureusement la théorie. Seules les Coutumes du Beauvaisis (Philippe de Beaumanoir[9], 1283) évoquent l'absence de limites du pouvoir royal.
La conception du royaume comme corps politique, inspirée de l'apôtre Paul (pour qui l'Église est le « corps du Christ »
) et d'Aristote (pour qui l'État prend sa source dans la nature de l'humanité), a été élaborée par Jean de Salisbury[10] au XIIe siècle. Dans la Castille d'Alphonse le Sage, elle permet de légitimer le renforcement du pouvoir royal. Le roi est « l'âme et le commencement du peuple »
dans le « corps »
que constitue le royaume, c'est-à-dire qu'il lui préexiste car il en est la finalité (Espéculo, Fuero Real). Il est ensuite considéré plus simplement comme la tête d'un royaume assimilé au corps (Partidas). L'idée de royaume-nation domine ainsi celle de royaume-territoire, dans une conception moderne, annonciatrice de l'État-nation. La notion d'État monarchique elle-même est en gestation. Le Libro de los cien capítulos indique que le roi et le royaume sont deux personnes mais une seule chose. Les chartes précisent que certains revenus « appartiennent au royaume »
, et non au roi. Le terme de « Couronne »
apparaît l'année suivant la fin de son règne, en 1285. La métaphore corporelle est utilisée de manière plus anecdotique dans la France de Philippe le Bel. Ainsi le libelle Rex pacificus propose une vision de la société comme un corps dont la monarchie serait le cœur et l'Église l'âme, un argument développé en faveur de la séparation des pouvoirs. Des juristes élaborent, de leur côté, la théorie du double corps du roi, l'un que la mort emporte, l'autre qui ne meurt jamais, distinguant ainsi le roi en tant qu'individu de la couronne en tant qu'institution.