Les premières théories médiévales de l'Etat en Castille et en France (sous Alphonse le Sage (1252-1284) et Philippe le bel (1285-1314))

Un processus de construction étatique à l'œuvre

Sur le plan territorial, Alphonse X[1] hérite en 1252 d'un royaume récemment constitué. Son père Ferdinand III[2] a réunifié en 1230 le León[3] et la Castille, puis conquis l'Andalousie[4], notamment la vieille ville califale de Cordoue[5] en 1236, puis la capitale almohade (depuis 1171) de Séville en 1248. Alphonse X ne l'agrandit pas à proprement parler, mais il en contrôle fermement la totalité. À l'inverse, Philippe le Bel[6] ne gouverne directement que le domaine royal ; il contribue à l'étendre par l'intégration de la Champagne. De grandes principautés féodales subsistent (la Bourgogne[7], et surtout la Flandre[8] sans cesse révoltée), et le système des apanages place de grandes provinces entre les mains d'autres membres de la famille royale.

Vis-à-vis de l'Empire et de la Papauté, la Castille bénéficie d'une grande autonomie. Alphonse X aspire à l'empire hispanique en vertu d'une tradition locale voulant que ce titre revienne à un souverain gouvernant trois royaumes. Il prétend aussi, à partir de 1256, au titre d'empereur germanique, sa mère étant une princesse allemande. Élu roi des Romains en 1257 en même temps qu'un concurrent, Richard de Cornouaille[9], il défend sa candidature jusqu'en 1275. Il reste par ailleurs le maître incontesté de son clergé, sur lequel Rome a peu d'influence. Une génération plus tard, le royaume de France semble encore en phase de conquête. Profitant de la faiblesse de l'Empire germanique, il commence seulement à affirmer son indépendance complète. Ses rapports sont très tendus avec le pape Boniface VIII[10], dont le pouvoir interfère avec le sien à deux niveaux. Sur le plan fiscal, le roi de France perd les décimes[11] de son clergé dans un premier conflit, entre 1296 et 1297. Une concurrence juridictionnelle occasionne le second conflit, entre 1301 et 1303. Philippe le Bel, excommunié par le pape, cherche à traduire celui-ci en justice pour hérésie. L'affaire se termine par « l'attentat d'Anagni », où le pape est humilié, puis par sa mort la même année. Le rapport de force instauré avec son successeur, Clément V[12], entérine la victoire du roi de France, grâce à l'appui de son clergé, sur les prétentions théocratiques du pape, qui abandonne les Templiers[13] en 1312 pour éviter le procès posthume de Boniface VIII.

La construction de l'État se heurte à plus de résistances en Castille qu'en France. La candidature impériale d'Alphonse X entraîne un fort accroissement de la pression fiscale. Une assemblée représentative du royaume, les Cortes[14], créée par son père, est réunie très régulièrement pour y consentir. Le souverain tente d'unifier le droit, d'abord municipal avec le Fuero Real[15] à partir de 1255, puis général avec la composition d'un grand code juridique entre 1256 et 1265, les Siete Partidas[16], qui synthétise la totalité du droit médiéval, canon, romain et féodal, dans le cadre de sa candidature impériale. Ces entreprises centralisatrices lui valent de multiples révoltes : celles de la haute noblesse à quatre reprises, celle des musulmans du royaume, et la résistance des villes et de l'Église. Lorsqu'en 1282 se pose la question de sa succession, ces forces hostiles soutiennent la rébellion de l'infant Sanche[17], et Alphonse X meurt écarté du pouvoir. La question fiscale est également centrale dans la France de Philippe le Bel, en raison de la multiplication des officiers royaux et des guerres contre la Flandre. Pour vaincre les résistances à une fiscalité croissante, il réunit en 1314 les États du royaume, première « assemblée représentative » en France, soixante ans après la Castille. Le conflit avec la Papauté montre, par ailleurs, que le roi entend être l'unique maître de la justice. Les oppositions ne se cristallisent cependant pas en soulèvement.

  1. Alphonse X

    Roi de Castille et de Léon (1252-1284). Souverain connu pour avoir engagé de multiples projets culturels, afin notamment de renforcer le pouvoir royal. Ses efforts en matière législative lui valent le surnom de « Sage ». Mais sa volonté de centralisation se heurte à de fortes résistances et son règne se termine par une guerre civile.

  2. Ferdinand III

    Roi de Castille (1217-1252) puis de Léon (1230-1252). Il conquiert l'Andalousie almohade à partir de 1225, grâce à la victoire décisive que son grand-père Alphonse VIII avait remportée en 1212 à Las Navas de Tolosa. Des opérations militaires d'importance et le partage de nouveaux territoires lui permirent de réaliser sans encombre l'union dynastique entre la Castille et le Léon.

  3. León

    Royaume chrétien du nord-ouest de la péninsule Ibérique. Il s'inscrit dans la continuité du royaume d'Oviedo (VIIIe siècle), dont la capitale fut déplacée vers le sud, dans la ville de León, au début du Xe siècle

  4. Andalousie

    Terme actuel utilisé en référence au terme arabe al-Andalus, utilisé au Moyen Âge, dans le monde arabo-musulman, pour désigner la péninsule Ibérique et les pouvoirs musulmans qui la gouvernaient. Dans ce contexte, le terme désigne la région du sud de la péninsule Ibérique conquise au XIIIe siècle sur le califat almohade.

  5. Cordoue

    Ville d'Andalousie, capitale du califat omeyyade (929-1031), construction politique musulmane puissante d'al-Andalus.

  6. Philippe le Bel

    Philippe IV, roi de France, 1285-1314. Son règne représente une étape importante du renforcement du pouvoir royal en France. Sa querelle avec Boniface VIII et l'importance de la propagande anti-française qu'elle suscite lui valent d'être considéré à tort comme un artisan de la laïcisation du pouvoir politique. Preuve de l'importance qu'il accorde aux représentations de son pouvoir, il adopte dans les cérémonies officielles une attitude impassible qui étonne ses contemporains et lui vaut le surnom de « Philippe le Bel ».

  7. Bourgogne

    Duché de Bourgogne, dont la capitale se situe à Dijon. Les ducs, issus d'une branche cadette des Capétiens, sont de grands féodaux de la France de Philippe le Bel. À distinguer du comté de Bourgogne, plus à l'est, dont la principale ville est Besançon, et qui dépend de l'Empire germanique.

  8. Flandre

    Comté de Flandre. Espace qui dépend du royaume de France, mais dont la prospérité repose sur le commerce avec l'Angleterre. En conséquence, le comte rompt son hommage avec le roi de France en 1297 pour s'allier avec l'Angleterre. Philippe le Bel occupe militairement le comté pour y asseoir son autorité, mais il doit faire face à une révolte des bourgeois lors des Matines de Bruges de 1302. La même année, l'armée royale subit une défaite humiliante à Courtrai. Malgré une victoire royale en 1304, le problème de la Flandre demeure pendant durant toute la fin du règne de Philippe le Bel.

  9. Richard de Cornouaille

    Fils cadet de Jean sans Terre, frère du roi d'Angleterre Henri III, il est élu roi des Romains en 1257, la même année qu'Alphonse X de Castille, et ne parvient pas à se faire sacrer empereur. Il meurt en 1270.

  10. Boniface VIII

    Pape de 1295 à 1303, il défend activement l'autorité de la papauté sur les monarchies en s'appuyant sur la doctrine de la théocratie pontificale selon laquelle l'Église devrait détenir le pouvoir politique. Il défend en particulier le monopole pontifical sur la fiscalité et la justice ecclésiastiques, ce qui le conduit à s'opposer directement aux prétentions de Philippe le Bel. Le roi de France utilise les accusations des ennemis personnels du pape, concernant notamment les circonstances de son élection, pour le convoquer à un procès. Ceci donne lieu à une scène au cours de laquelle le pape est bousculé (et, selon la légende, giflé), ensuite appelée « l'attentat d'Anagni ». Il meurt peu après.

  11. Décime

    Contribution exceptionnelle d'un dixième en vue de la Croisade, levée sur les bénéfices ecclésiastiques par le pape, mais détournée par les rois.

  12. Clément V

    Pape de 1305 à 1314, il succède à Boniface VIII, dont il essaye de préserver la mémoire alors que Philippe le Bel a entrepris de le faire condamner par des autorités religieuses. Pape de compromis, de culture française, il cherche, en vain, à sauver l'ordre du Temple. Ses négociations continuelles avec le roi de France le conduisent à s'installer à Avignon en 1309.

  13. Templiers

    Chevaliers d'un ordre militaire fondé en 1129 dans le but de protéger les pèlerins dans les États latins d'Orient, puis, par extension, d'assurer la défense de ces territoires. Les biens fonciers qu'il reçoit en Occident lui permettent de financer leur mission, puis de devenir un acteur économique majeur, notamment dans le royaume de France où se trouve leur base. Leur existence perd sa justification avec la chute en 1291 de Saint-Jean-d'Acre, dernier bastion latin en Orient. La réputation de relâchement des mœurs au sein de l'ordre conduit Philippe le Bel à programmer leur disparition dans le cadre d'un procès ecclésiastique qui conduit de nombreux templiers, dont le maître de l'ordre, Jacques de Molay, sur le bûcher (1307-1311). Contrairement à ce que prétend la légende, le bénéfice matériel de la royauté demeure modeste, puisque le patrimoine du Temple est intégralement attribué à un autre ordre militaire, les Hospitaliers.

  14. Cortes

    Assemblée « représentative » de la couronne de Castille, équivalent des États du royaume de France, ou du Parlement anglais.

  15. Fuero Real

    Compilation de droit imposée à partir de 1255 comme nouveau code juridique à de nombreuses villes par Alphonse X. Source de nombreux changements, le Fuero Real est mal reçu dans le nord du royaume.

  16. Siete Partidas

    Codification générale de tout le droit existant (romain, ecclésiastique et féodal), composée entre 1256 (à partir de la candidature impériale d'Alphonse X) et 1265. Le roi aurait participé à son élaboration. Ce droit n'est pas rentré en application avant 1348.

  17. Sanche

    Fils cadet d'Alphonse X. Son frère aîné, Ferdinand, meurt en 1275 mais laisse derrière lui deux fils en bas âge, les infants de la Cerda, qui deviennent officiellement héritiers présomptifs de la couronne. Dès 1276, Alphonse X, transgressant les prescriptions du code juridique qu'il a lui-même fait compiler, désigne toutefois Sanche comme héritier. En 1281, le père et le fils se brouillent à propos du choix des alliances internationales. En 1282, diverses forces opposées à Alphonse X et au renforcement de la monarchie se révoltent et portent l'infant Sanche au pouvoir dans le nord du royaume. Malgré la malédiction paternelle et la tentative tardive d'Alphonse X de déshériter son fils cadet au profit des infants de la Cerda, celui-ci récupère la couronne à la mort de son père, en 1284. Il règne sous le nom de Sanche IV jusqu'en 1295 et transmet le pouvoir à son fils, Ferdinand IV.

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Ghislain Baury, Enseignant-chercheur à l'Université du Maine (France) Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)