Martyrologue catholique et apaisement des tensions
La perception et la mémoire catholique irlandaise présente un contraste saisissant avec la précédente. L'Irlande a montré un attachement filial à la papauté pour défendre sa foi, certes, mais aussi par opposition aux anglicans, attachés à leur souverain, chef de leur Église. Au XIXe siècle, O'Connell[1] a réalisé une conjonction entre patriotisme et catholicisme portant des traits particuliers puisque le pape Grégoire XVI[2] n'a pas soutenu le soulèvement irlandais. Après l'indépendance, De Valera met les taudis, les asiles et les guerres européennes au passif des grands pays industriels. Le Sud, pauvre mais en paix, soudé par un catholicisme fervent, est présenté par ses élites comme l' « île des Saints » d'où est partie la christianisation de la Grande-Bretagne. Cette constance religieuse participe d'une quête de l'authenticité irlandaise tout comme le retour à la langue, à la littérature et à la musique gaéliques. L'économie rurale, animée par de petits propriétaires attachés à des vertus morales, permet une autosuffisance, garante de la neutralité du pays. Nombreux sont les Irlandais qui manifestent leur satisfaction de mener une vie structurée par la famille, le quartier, la communauté religieuse.
Les Irlandais ayant obtenu leur indépendance sympathisent avec leurs coreligionnaires irrédentistes des six comtés perdus qui souffrent d'un développement séparé dont bien des aspects peuvent évoquer le sort des Afro-Américains ou des noirs sud-africains. Lorsque, inspirée par le mouvement des droits civiques aux États-Unis, la NICRA (Northern Ireland Civil Rights Association), alliance de catholiques et de protestants progressistes, fait campagne, à partir de 1966, pour mettre fin aux pratiques discriminatoires de la majorité protestante et pour l'égalité civique et sociale, elle est confrontée à une police dont la brutalité est cautionnée par le Special Powers Act voté en 1922 pour faire face à d'éventuels débordements de la guerre civile du Sud vers le Nord et qui donne carte blanche au ministre de l'Intérieur de la Province pour la répression des catholiques. Les troupes britanniques, supposées jouer un rôle modérateur, se montrent, dès 1970, les alliées de la R.U.C. (Royal Ulster Constabulary), police composée à 90% de protestants, avant que leurs parachutistes ne tirent dans une manifestation catholique pacifique à (London) Derry lors du Bloody Sunday de janvier 1972.
Les protestants sont dénoncés pour leur violence et pour leur intransigeance. Les catholiques rappellent le refus obstiné du gouvernement britannique d'accorder le Home Rule au XIXe siècle alors que, jusqu'au début du XXe siècle, le nationalisme irlandais demande l'égalité des droits au sein d'un ensemble britannique. Ils condamnent un régime ségrégationniste qui s'appuie sur de multiples instruments, à commencer par une habileté consommée dans le gerrymandering[3]. Cette situation renvoie à la mémoire des lois d'exception du début du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, quand les catholiques se voyaient privés des droits essentiels que l'Europe enviait au modèle « anglais ». Les exactions de l'armée britannique et des milices protestantes, telle que l'Ulster Volunteer Force, réveillent tout un martyrologe : souvenirs tragiques des massacres par les troupes de Cromwell[4], lequel donna le choix aux vaincus entre « aller en enfer ou dans le Connaught »
; exécutions sommaires des insurgés de la Poste de Dublin en 1916 dans la prison de Kilmainham, devenue musée commémoratif depuis 1986 ; refus de Mrs Thatcher d'accorder le statut de prisonnier politique aux militants de l'IRA, qui conduit à la mort de dix grévistes de la faim, dont Bobby Sands, en 1981. De son côté, en 1992, l'Église catholique béatifie 17 fidèles morts pour leur foi entre 1642 et 1655.
L'appui actif de nombre d'Irlandais du Sud à l'IRA peut s'expliquer par un mélange de fierté et d'exaspération : après avoir été les soldats du pape face à la vague protestante aux marches de l'Europe nord occidentale, après avoir soutenu le prétendant Stuart, catholique et détrôné, après avoir appris l'orgueil dans la défaite, le temps paraît venu de se retrouver du côté des vainqueurs. L'ardeur des combattants s'alimente d'une bonne conscience provenant du sentiment de discrimination dont est victime un des rares – sinon le seul, écrivent certains catholiques – peuples d'Europe à n'avoir jamais cherché à en conquérir un autre. Elle se fortifie du soutien moral de l'opinion publique internationale et de l'appui d'une nation imaginée incluant la communauté catholique d'Irlande du Nord et une diaspora d'autant plus attachée à une vision traditionaliste de sa patrie qu'elle en est éloignée. Depuis la fin du XXe siècle, cependant, l'image d'une réalité coloniale en plein cœur de l'Europe occidentale a tendance à s'estomper.
La nouvelle donne est le fait de la coopération inédite des responsables politiques irlandais, britanniques et américains, de l'élévation générale du niveau de vie, et de l'épuisement d'une partie des combattants. Pour les protestants d'Irlande du Nord, l'Eire apparaît beaucoup moins comme une forteresse « réactionnaire » par ses mœurs et sa religion. L'Irlande s'est, de fait, sécularisée et urbanisée. L'influence de l'Église catholique diminue aussi spectaculairement qu'au Québec dans les années 1960, ou qu'en Espagne après la mort de Franco, en 1975. Confrontée aux scandales de pédophilie, de paternités épiscopales, de révélations de mauvais traitements infligés aux Magdalens[5] et à la baisse des vocations, l'Église ne peut plus exercer une vigilance intransigeante en matière de mœurs, ni une mainmise forte sur l'administration de l'enseignement et de la santé. Après l'abrogation, en 1972, de l'article 44 de la constitution de la République, lui accordant un statut spécial, elle doit concéder la victoire aux partisans du divorce et de la contraception dans les années 1990. La laïcisation des hôpitaux, des centres de santé, des organisations caritatives s'opère en douceur. L'enseignement, jadis majoritairement catholique et privé, voit les écoles secondaires bénéficier de la gratuité, de même que les universités depuis 1996. L'ouverture au marché européen et la mondialisation ont raison du paysan et de l'artisan chers à De Valera. La culture anglo-saxonne, diffusée par la presse, la radio, le satellite puis internet, projette de nouveaux repères dans la société. Les artistes, au Nord comme au Sud, jouent un rôle très important pour inciter à une autre vision, plus complexe, de l'histoire de leur île, pour créer un climat de confiance et susciter l'envie de vivre ensemble dans un lieu ouvert à chacun.