Migrations religieuses (XVIe–XIXe siècles)

L'Ulster : une forteresse britannique anti-papiste

Après la partition de 1921, à la République d'Irlande, catholique à 98%, font face les protestants majoritaires dans la « Province » qu'ils partagent avec une minorité de ‘papistes'. Devant ce rapport de force démographique défavorable à l'échelle de l'île, les protestants manifestent une peur obsidionale. L'appartenance à la communauté, dont il importe d'affirmer la supériorité pour se protéger, prime sur les individus, leurs droits, leurs conditions et leurs perspectives. Même les protestants pauvres s'estiment supérieurs aux catholiques : ils appartiennent à la minorité dominante. Loin d'être entendue comme l'expression de la démocratie, la majorité politique est éprouvée comme une dictature du nombre. Toute réforme tendant à l'égalité des droits est ainsi perçue par les protestants comme de la discrimination envers eux. Les partis épousent le clivage social, la politique s' « ethnicise » pour assurer la pérennisation de la majorité protestante en Irlande du Nord. Le clientélisme devient la règle dans l'administration locale, la police, l'enseignement, l'embauche, le logement, ce qui provoque l'exaspération des catholiques et leurs manifestations pour de pleins droits civiques et sociaux à partir de 1966.

Les origines de l'anticatholicisme remontent à la Réforme. Au milieu du XIXe siècle, ce sentiment prend la forme d'une sorte d'institution nationale mentale, le papisme[1] étant présenté comme un obstacle à une britannicité authentique. Les loyaux sujets de Sa Majesté considèrent que les catholiques donnent leur loyauté au pape : la bulle Regnans in Excelsis, par laquelle Pie V excommunia Elisabeth Ière[2] en 1570, déliant les catholiques du serment d'allégeance prêté à la souveraine, contribua beaucoup à faire considérer ceux-ci comme traîtres potentiels à leur patrie. Les appels des élites irlandaises à l'aide des rois catholiques Philippe II[3], Louis XIV[4] et Louis XV ne firent rien pour dissiper les préventions protestantes. Même déconfessionnalisées, les demandes catholiques de secours auprès des étrangers font naître des craintes de prise à revers de la plus grande île à partir de la tête de pont irlandaise. Le souvenir de l'expédition du général révolutionnaire Humbert et des événements sanglants 1798 est une des raisons invoquées pour le rattachement de l'Irlande à la Grande-Bretagne en 1801. Les livraisons d'armes de l'Allemagne wilhelmienne aux insurgés irlandais de la Pâques 1916, alors que les régiments protestants de l'Ulster se font massacrer dans la Somme, confortent ces peurs de prise à revers. Une crainte confirmée par les mesures adoptées au cours de la Seconde Guerre mondiale : les lumières de la République irlandaise, ayant opté pour la neutralité, guident les bombardiers de la Luftwaffe vers Belfast, plongée dans son black-out. Quant à la diaspora catholique, elle est vue comme entretenant la violence insulaire : les couvents, séminaires et autres collèges irlandais, qui essaimèrent de la Hollande au Portugal jusqu'à la fermeture de la plupart d'entre eux par les troupes de la Révolution française, étaient considérés comme des nids de « fanatiques » pervertis par les Jésuites[5], non comme des lieux destinés à l'éducation des jeunes gens dans leur foi ou à la formation du clergé (qui retournait clandestinement dans l'île). Plus tard, à partir de 1969, Noraid (Irish Northern Aid), organisation américaine à façade caritative, a été épinglée comme bailleur de fonds de l'IRA (Irish Republican Army).

L'obéissance inconditionnelle au pape est présentée par ces protestants comme la soumission à une puissance étrangère, soit une erreur théologique et plus encore une capitulation honteuse de la liberté individuelle et de la dignité patriotique. D'où le cri de ralliement : « No Popery ! », qui concentre la promotion de l'individualisme et du libéralisme anti-absolutiste. Dans la tradition anglaise protestante, laïcat et clergé sont étroitement unis : ils reçoivent en théorie la même éducation, prêtent la même allégeance politique, jouissent du même statut social, la principale distinction portant sur le plan moral. Non contente d'apparaître dépourvue de tout sens démocratique par le privilège accordé au rôle sacerdotal, l'Église catholique est, en outre, accusée de contribuer à l'abêtissement des croyants. Les protestants dénoncent ainsi le culte « sacrilège » des saints, l' « idolâtrie » envers la Vierge Marie et la superstition aveugle qui fait croire en n'importe quel miracle et vénérer les reliques des premiers martyrs. Cette Église est soupçonnée de faire pression de manière perverse et intéressée sur l'esprit de ses fidèles. La morale sexuelle de son clergé suscite de la défiance. Dès 1563, l'article 32 ‘Of the Marriage of Priests' dénonce la situation « contre nature » que peut entraîner la fonction sacerdotale associée à un célibat obligatoire. Si, jusqu'au XXe siècle, l'homosexualité est peu mentionnée, les histoires de curés qui abusent de leur gouvernante ou d'aumôniers qui séduisent pupilles ou religieuses dont ils ont la charge spirituelle, connaissent un succès continu dans la littérature ou les pamphlets. Clergés séculier et régulier sont réunis dans le même opprobre et littérateurs, peintres et caricaturistes protestants se déchaînent contre deux institutions : le couvent et le confessionnal.

The men of no popery

http://www.iol.ie/~fagann/1798/orange.htm

C'est surtout après l'émancipation des catholiques, en 1829, que les protestants manifestent une inquiétude à l'encontre de ces structures accusées de menacer les filles et épouses. Les scènes d'orgie sont, cependant, moins souvent évoquées que dans ceux des romans gothiques des dernières décennies du XVIIIe siècle. On préfère présenter des jeunes filles innocentes qui se trouvent enfermées à vie, séparées de leur famille et de la société. De plus, les supérieures sont accusées de chercher à s'approprier la fortune des religieuses et de les retenir de force lorsque, leur        « bon sens » retrouvé, elles veulent recouvrer leur liberté. Quant au confessionnal, on y dénonce l'utilisation d'un ascendant spirituel et l'immoralité des dialogues, voire des actes, qui s'y dérouleraient. Comme chez certains laïcs français, les protestants craignent de voir accordé aux femmes le droit de vote, persuadés qu'il serait dirigé par le prêtre (anglo)-catholique, qui, rival de l'époux ou du père, empiète sur leur autorité, éducative, familiale, politique ou purement sentimentale. Même lorsque l'anticatholicisme ne va pas jusqu'à reconnaître ouvertement sa relation avec des problèmes d'ordre sexuel, il lui arrive de l'évoquer, confusément, dans le vocabulaire qu'il utilise. Ainsi la vérité, spécialement la vérité protestante, se trouve symbolisée par l'amour et la pureté, tandis que le mensonge et la duplicité – signes distinctifs accolés au catholicisme – sont associés à la seule attirance sexuelle et à la prostitution : l'une des insultes les plus fréquemment employées par certains protestants contre la religion de Rome a longtemps consisté à traiter celle-ci de « whore » et de « scarlet woman ».

Ces raisons invoquées pour se méfier des catholiques se trouvent renforcées par les stéréotypes attribués aux Celtes : sexualité débridée, propension à l'irrationalité et à la violence. On rappelle les événements de 1641, les exactions des moonlighters[6], la guerre civile précédant l'indépendance puis les attentats de l'IRA. Ces « sous-hommes » inquiétants, turbulents et primaires, que le magazine Punch satirise en êtres simiesques, méritent la férule de l'Inquisition[7] non la protection de l'habeas corpus[8]. Peuplée de tels êtres et livrée à elle-même, l'Irlande,             « arriérée » politiquement, le serait économiquement, comme nombre de nations catholiques du XVIIe au XXe siècle, une vision confortée par une compréhension simplifiée des thèses de Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Après 1920, les pires soupçons des protestants du Nord semblent confirmés par les choix de la nouvelle république : De Valera[9] préside un État protectionniste où règne la censure du Register of Prohibited Publications, ce qui entraîne le départ – parmi d'autres, de Beckett et de Joyce. L'Église, dont le rôle est reconnu par la constitution, régente l'éducation, la santé, les mœurs et, à partir des années 1960, l'interdiction du divorce, de la contraception, de l'avortement apparaît complétement antinomique avec l'évolution libérale de la société britannique. Ainsi, il importe plus que jamais que le Nord se protège de ce voisin pauvre, « obscurantiste » et potentiellement dangereux puisque l'intégrité du territoire de l'île est un objectif inscrit dans la constitution de l'Eire.

  1. Papisme

    Terme péjoratif par lequel les protestants désignent le catholicisme, vu comme « la religion du pape ».

  2. Elisabeth Ière (1533-1603)

    Fille d'Henri VIII et d'Anne Boleyn qui fut condamnée à mort pour adultère. Elle devient reine d'Angleterre après la mort prématurée de son demi-frère Edouard VI (1547-1553) et de sa demi-sœur Marie Tudor (1553-1558), son aînée.

  3. Philippe II (1527-1598)

    Né à Valladolid, il reçoit une éducation qualifiée d'austère et est connu pour sa piété ascétique. Très jeune, il est investi de responsabilités politiques. En 1556, quelques mois après l'abdication de son père Charles Quint, il hérite d'un immense empire comprenant notamment l'Espagne et ses colonies. Monarque imposant un système politique de centralisation et d'unification, engagé dans une guerre contre la France puis l'Angleterre et la répression d'une révolte dans les Provinces Unies, il incarne à la fois le « Siècle d'or » espagnol et les faiblesses qui constituent le revers de sa puissance : coût des guerres, départ vers les colonies du continent américain, exode des Morisques. Roi d'Espagne en 1556, il succède à son père Charles Quint. Au cours de son règne, il affronte les puissances protestantes européennes, en particulier l'Angleterre. Mais sa tentative d'invasion du pays par la mer (« l'invincible armada ») échoue en 1588.

  4. Louis XIV (1638-1715)

    Roi de France dès 1643, fils de Louis XIII et petit-fils d'Henri IV, il n'exerce le pouvoir personnellement que depuis 1661. Sa politique de prestige comprend plusieurs volets : centralisation monarchique et affaiblissement du rôle de la noblesse, essor culturel, campagnes militaires diverses. Il aime à se faire appeler Louis le Grand mais laisse à sa mort une France très affaiblie.

  5. Jésuites

    Religieux catholiques dont une des caractéristiques est de prononcer un vœu d'obéissance spécifique au pape.

  6. Moonlighters

    Meurtriers menant des actions la nuit contre les propriétaires fonciers lors de la Land War des années 1880.

  7. Inquisition

    Institution établie par le pape Innocent III, au XIIIe siècle, dans le but de lutter contre l’ « hérésie ». Elle vise d’abord les Cathares et les Albigeois. Aux XVe et XVIe siècles, elle constitue un instrument utilisé par l'Église espagnole, en accord avec les souverains, pour lutter contre toute forme d’ « hétérodoxie », notamment à l’encontre des « nouveaux chrétiens ». Il s’agit d’une institution qui permet de dépasser la simple union des deux couronnes (Castille et Aragon) pour donner à l’Espagne l’identité souhaitée par ses souverains.

  8. Habeas corpus

    Principe émanant d'une loi votée par le Parlement anglais en 1679 selon lequel toute personne arrêtée doit être présentée dans les trois jours devant un juge. Ce principe vise à limiter les comportements arbitraires puisque le juge peut faire libérer la personne arrêtée.

  9. Eamon De Valera (1882-1975)

    Né à New-York, fils d'un Espagnol et d'une Irlandaise, il est envoyé très tôt dans une famille rurale d'Irlande. Bénéficiaire d'une bourse, il peut suivre des études dans un collège catholique et devenir professeur de mathématiques. Il s'engage dans la ligue Gaélique puis dans le mouvement paramilitaire des Volontaires irlandais. Sa participation aux combats de la Pâques 1916, son emprisonnement et sa condamnation à mort en font un héros national. Amnistié en 1917, il est élu député et porté à la présidence du Sinn Fein. Il refuse le traité de décembre 1921 créant l'État libre d'Irlande comme dominion, avant de s'y rallier dans un contexte de guerre civile qui divise les catholiques. Son parti, le Fianna Fail, remporte les élections en 1932 et Valera fait adopter une nouvelle Constitution en 1937 qui institue l'Eire. Élu chef du gouvernement à deux reprises encore (1951 et 1957) puis il accède à la présidence de la République (1959 et 1966).

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