Migrations religieuses (XVIe–XIXe siècles)

L'unité de la couronne d'Espagne

La défaite des Almohades[1] en 1212, appelée Al Uqab par les musulmans et Las Navas de Tolosa par les chrétiens, constitue un tournant décisif. A compter de cette date, le pouvoir musulman dans la péninsule ibérique ne cesse de se réduire. L'Andalousie a, pour un temps, disparu de l'horizon politique des dynasties marocaines en raison de la faiblesse de leur pouvoir et de la poussée de la puissance ottomane en Afrique du Nord où le Portugal a un point d'appui dès le début du XVe siècle. La chute de Constantinople, en 1453, rend un écho à l'autre bout de la Méditerranée. Les Ottomans ne cachent pas leur stratégie qui vise à atteindre les côtes de l'océan Atlantique de part et d'autre du détroit de Gibraltar. Voir dans la chute de Grenade (1492) une simple réponse à celle de la capitale byzantine n'est pas satisfaisant. Certes, la Porte affirme conduire un jihâd contre les « infidèles » (chrétiens), notamment ceux de la péninsule ibérique, et la Couronne d'Espagne use également de l'argument de la défense de la Chrétienté contre les « infidèles » (musulmans). Mais la donne géopolitique est plus complexe. Pour l'un comme pour l'autre, au-delà des déterminations confessionnelles, le nord du continent africain apparaît comme un lieu de conquêtes potentielles sur lequel les appétits s'aiguisent.

Sur fond de difficultés économico-sociales, les choix politiques qui aboutissent à l'expulsion des non chrétiens s'appuient sur des références confessionnelles que recouvre en partie le terme de reconquista. L'Espagne des XVe et XVIe siècles est secouée par des crises économiques. Les opérations militaires de Philippe II[2] appauvrissent le trésor public. La monarchie espagnole entend resserrer l'union politique et idéologique des   « vieux chrétiens[3] » en utilisant l'élément religieux. Selon les estimations approximatives il y a, à la charnière des deux siècles, entre 300 et     400 000 musulmans (morisques[4] ou non) et autant de juifs (marranes[5] ou non) sur un total de 8,5 millions d'habitants. La concentration serait de 20% dans les royaumes de la Couronne d'Aragon, elle s'élèverait à près de 40% dans le pays valencien. La noblesse de ces communautés a conservé ses titres, ses charges sociales et ses richesses. Pour un tiers, ce sont des propriétaires terriens et certains prêtent même de l'argent à la vieille noblesse espagnole. Pour s'intégrer davantage, cette élite a même pris des noms d'origine ibérique. Cependant, un siècle après leur conversion forcée au christianisme, une majorité de ces nouveaux convertis, d'origine musulmane ou juive, sont accusés de se maintenir en marge du reste de la société, comme des groupes sociaux solidaires et cloisonnés. Malgré la perte de l'usage de leurs langues au bénéfice du castillan, malgré un affaiblissement de la connaissance de leurs rites, certains continuent à pratiquer leur religion en secret. Et l'accroissement démographique des morisques, confirmée par les recensements des années 1565-1572, suscite l'inquiétude de la population catholique.

Après « un millénaire d'histoire et d'intense métissage entre Ibères, Celtes, Romains, Juifs, Arabes, Slaves et Berbères », écrit l'historien Juan Eslava Galan, « on ne pouvait plus distinguer entre les origines ». Or, aux yeux des responsables politiques et religieux, la cohabitation paraît impossible. Tout au long du XVIe siècle, à Grenade et à Valence, le clergé dénonce la persistance de pratiques non chrétiennes. Les morisques comme les marranes, lit-on dans les sources ecclésiastiques dont l'intérêt est – selon les moments et selon les rédacteurs – soit de minimiser soit d'exagérer le phénomène, ne se soumettraient qu'extérieurement aux traditions chrétiennes. Cet échec de l'évangélisation est attribué aux carences de l'encadrement paroissial et à ce qui est qualifié de « duplicité » de la part des convertis. L'attitude de dissimulation imputée aux musulmans comme aux juifs est associée au concept de taqiyya[6] .

  1. Almohades

    Les Almohades (Al- Muwahidin) constituent une dynastie marocaine d’origine berbère. Fondée vers 1147, sur la base d’une doctrine religieuse élaborée par Al Mahdi Ibn Toumart. L’essor de cette dynastie s’est étendu sur le grand Maghreb et une partie de la péninsule Ibérique, entre 1147 et 1269.

  2. Philippe II (1527-1598)

    Né à Valladolid, il reçoit une éducation qualifiée d'austère et est connu pour sa piété ascétique. Très jeune, il est investi de responsabilités politiques. En 1556, quelques mois après l'abdication de son père Charles Quint, il hérite d'un immense empire comprenant notamment l'Espagne et ses colonies. Monarque imposant un système politique de centralisation et d'unification, engagé dans une guerre contre la France puis l'Angleterre et la répression d'une révolte dans les Provinces Unies, il incarne à la fois le « Siècle d'or » espagnol et les faiblesses qui constituent le revers de sa puissance : coût des guerres, départ vers les colonies du continent américain, exode des Morisques. Roi d'Espagne en 1556, il succède à son père Charles Quint. Au cours de son règne, il affronte les puissances protestantes européennes, en particulier l'Angleterre. Mais sa tentative d'invasion du pays par la mer (« l'invincible armada ») échoue en 1588.

  3. Vieux-chrétiens

    Expression employée pour désigner les chrétiens qui, selon les contemporains, n'ont jamais embrassé les religions juive ou musulmane, par opposition aux Cristiano nuevo (« Nouveaux chrétiens ») désignant les juifs et les musulmans convertis au catholicisme sous différents motifs, dont la crainte.

  4. Morisques

    Morisques, de l’espagnol Morisco (« petit maire ») : musulmans convertis, de gré ou de force, au catholicisme après l’abrogation par les rois catholiques (Ferdinand d’Aragon et Isabelle d’Espagne) des accords qui leur permettaient de conserver leur foi et leurs coutumes musulmanes sur le sol espagnol.

  5. Marranes

    Expression utilisée à partir du XVe siècle pour désigner les juifs de la péninsule ibérique (Espagne et Portugal) convertis au catholicisme, de gré ou de force, continuant à pratiquer le judaïsme en secret. Juifs ayant embrassé le christianisme.

  6. Taqiyya

    Terme arabe lié à la notion de principe de précaution. Il est justifié par des hommes de religion et des juristes, pour permettre au musulman de pratiquer sa foi en secret dans des circonstances d’obligation pour ne pas perdre son attachement à sa religion.

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