Communautés confessionnelles rivales et difficultés économiques
Les populations en contact privilégié avec les Européens sont les communautés chrétiennes liées à Rome et à la France. Depuis le XVIe siècle et le traité dit des « capitulations » (1528) signé entre François Ier[1] et Soliman le Magnifique[2], la monarchie française dispose d'un statut de protecteur de minorités au sein de l'empire ottoman. La formation d'une partie du clergé maronite et melkite en Italie, la création d'écoles sur le modèle européen, l'engagement des congrégations religieuses catholiques italiennes puis françaises en situation de rivalité avec les missions protestantes anglo-saxonnes, l'établissement de loges maçonniques[3], l'écho donné aux révolutions européennes du demi-siècle écoulé et aux idées qui les animent, accélèrent un processus de démarcation entre communautés. Deux phénomènes se conjuguent : l'un est spécifiquement lié à l'activité interne des ensembles confessionnels, l'autre aux transformations politiques et économiques de l'empire ottoman.
La confrontation entre Muhammad ‘Alî[4] et le sultan ottoman combinée à l'orientation personnelle de l'émir Béchir II[5], attentif à pondérer la force des pachas d'Acre et celle d'Ahmad Pacha Al-Jazar[6], ouvrent une phase d'émigration. Celle-ci connaît son apogée dans la seconde moitié du siècle, au temps de la Mutassarifiyah[7] (1861-1915). Les Egyptiens appellent ces émigrés les « Syriens », Shawâm[8]. Ils sont majoritairement chrétiens, venant du Mont-Liban, la dimension confessionnelle apparaissant comme déterminante sans être exclusive. La propagation de techniques médicales européennes et l'amélioration du niveau sanitaire permettent à une partie de la population d'entrer dans une phase de transition démographique caractérisée, dans un premier temps, par un fort accroissement (la baisse du taux de mortalité s'opérant de manière beaucoup plus rapide que la baisse du taux de natalité). La pression sur la terre est forte dans les régions montagneuses pour les familles nouvellement constituées, le morcellement des terres par héritage ne pouvant se poursuivre indéfiniment. Les autorités appliquent des mesures afin de moderniser l'agriculture, mais leurs essais s'avèrent vains. Aux impôts fixés par les pachas[9], les émirs[10] et les cheikhs[11] s'ajoutent les corvées et autres prestations et autres prestations exigées par les seigneurs. L'endettement des paysans, accru par de forts taux d'intérêt, est aggravé par la vente à bas prix des récoltes pour permettre l'achat de semences, d'animaux et d'instruments aratoires. La nature de la terre étant relativement ingrate, les populations les plus pauvres, vivant dans une situation proche de la misère, choisissent de quitter la terre.
Sur le plan confessionnel, il s'agit de minorités qui, depuis des siècles et parfois en se combattant les unes les autres, avaient trouvé refuge dans ces forteresses naturelles. Les druzes[12] sont installés dans le Chouf, le Gharb, le Metn et le Wadi al-Taym. Les chiites[13] au Jabal ‘Amil, au nord de la plaine de la Beka‘a et dans quelques villages du Kesrouan. Les orthodoxes[14] et les melkites[15], majoritaires dans le Koura, forment avec les sunnites[16] une bourgeoisie urbaine, notamment à Beyrouth et à Tripoli. Les maronites[17], d'abord concentrés dans la partie nord du Mont-Liban, sont descendus vers le « Bled Jbeil » et le Kesrouan avant de s'installer dans la plupart des régions de l'actuel Liban où ils forment des îlots isolés, donc fragiles en tant de crise. Les tensions, périodiques, sont avivées par des luttes d'influence que se livrent les puissances européennes, France et Grande-Bretagne en tête, mais également Autriche, qui s'appuient sur un réseau de clientèle afin de renforcer leur position dans des zones d'influence stratégiques. Deux groupes confessionnels font plus particulièrement valoir leur rivalité : les druzes, davantage soutenus par Londres et les maronites, proches de Paris.
Les massacres de 1840 interviennent quelques mois après le lancement de réformes dans l'Empire ottoman visant, sous la pression européenne, à établir un système juridico-politique plus égalitaire entre les millets. Ils inscrivent dans les mémoires de durables ressentiments attisés par une conviction d'appartenance identitaire toujours plus forte au cours des deux décennies d'anarchie qui marquent le Kaimacamat[18]. Les massacres de 1860 qui se propagent jusqu'à Damas, provoquant l'intervention française du mois d'août, constituent un soubresaut plus violent encore : plus de 22 000 victimes, sont comptées ; 360 villages sont détruits, ainsi que des centaines de lieux de culte. Les maronites apparaissent comme la communauté la plus touchée, surtout lors de la deuxième vague. Pour cette raison, pendant quelques années, des diplomates français relayés par des membres du clergé de cette Eglise, envisagent une installation de maronites en Algérie où a débuté la colonisation française. Mais les projets n'aboutissent pas, le gouvernement français se montrant plus soucieux de maintenir ses alliés dans la région plutôt que de provoquer un exode massif.
L'instauration du régime de la Mutassarifiya ouvre une période pacifiée sur le plan politico-religieux. Elle est, en revanche, plus rude sur le plan économique. Le protocole du 5 juin 1861 ampute la région de quatre cazas : Beyrouth, Tripoli, le ‘Akkar, Saïda et la Beka‘a à l'exception de Zahlé. Il interdit également le développement des ports de Jounieh et de Jbeil (Byblos) alors même que la région s'inscrit dans une dépendance toujours plus grande à l'égard du commerce méditerranéen. En un demi-siècle, la production vivrière diminue de manière considérable par rapport à la soie, en fils ou cocons : 40 % des terres cultivées du Mont-Liban en 1913 sont dévolues aux mûriers. La filature est l'activité la plus importante de l'industrie libanaise, mais les maisons sont tenues par des Européens –essentiellement des Français- ou bien des Levantins en cheville avec des négociants de Lyon et de Marseille. Deux facteurs viennent, ensuite, comprimer le marché de la production locale : d'abord, les progrès techniques en Europe qui conduisent les maisons italiennes et suisses à venir vendre leurs productions dans la région ; ensuite, l'ouverture du canal de Suez qui favorise la promotion de la soie japonaise et chinoise sur les marchés d'Europe. En phase de croissance comme en phase de régression, l'industrie de la soie bénéficie donc relativement peu aux habitants de la région. L'émigration constitue donc, pour cette raison aussi, une planche de salut dans la mesure où ceux qui partent permettent aux proches de subsister. Les sommes envoyées par les émigrés constituent 40 % des revenus monétaires au tournant du siècle.