La construction de l'identité genevoise
Certains historiens suisses, tel Johann Kaspar Mörikofer[1] dans son Histoire des réfugiés de la Réforme en Suisse (1878, traduit de l'allemand), intègrent ces motifs (le huguenot héros de la foi et de la liberté, la xénophobie causée par le réfugié travailleur, la Suisse terre d'asile) dans leur travail de constitution d'un récit des origines de la nation. Le troisième thème domine, c'est ce qui explique la constitution d'un objet mythique : Genève comme « cité du refuge », succédant à la représentation de la « citadelle réformée » et anticipant sur celle de la ville des « droits de l'homme », capitale de l'humanitaire, haut lieu du dialogue entre nations et des conventions internationales. Le centre symbolique de la ville, la place du Molard, qui a été et reste l'une des entrées principales de la vieille ville est ornée depuis 1920 d'un bas relief portant l'inscription « Genève, cité du refuge ». Comme tout mythe, celui-ci repose sur des faits historiques librement interprétés par des élites de la plume et par la tradition orale du peuple. Devenu élément constitutif de l'identité nationale, il imprègne les mentalités au point d'influencer les pratiques sociales et politiques.
Le « mythe de la Genève internationale » se construit en plusieurs temps. C'est indubitablement la Réforme, en 1536, qui donne à Genève une réputation de grand centre européen, même si la ville avait été au Moyen Age un important lieu de foire. Au XVIe siècle, la ville se construit par l'apport des protestants venus d'ailleurs et intégrés dans la vie religieuse et politique, le plus prestigieux d'entre eux étant Jean Calvin[2]. Les historiens ont pu retrouver la formation d'un mythe de Genève dès cette époque. Alain Dufour le décrit comme l'image « de Genève ville-église modèle du calvinisme ». Il relève que le mot « Genève » est alors utilisé parfois comme synonyme d'une idée théologique, comme dans l'expression « hérésie de Genève ». Ce mythe prend naissance aussi bien chez les défenseurs de la Réforme que chez ses détracteurs, lesquels produisent un « anti-mythe » et décrivent Genève comme le lieu de toutes les abominations. Genève est donc la capitale de la Réforme francophone. Dans le monde protestant, elle est une « autorité morale reconnue », la gardienne de l'orthodoxie, la cité phare du monde réformé.
Cette première image s'étiole pour se transformer entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. L'abandon d'un calvinisme strict suscite la méfiance, voire la condamnation, notamment dans les Eglises du Refuge. Une théologie moins rigoriste se développe. Loin de faire l'unanimité parmi les protestants, elle annonce déjà la théologie libérale du siècle suivant. Au terme de cette évolution, Genève doit et peut trouver un nouveau rôle. Un glissement s'opère alors dans l'image que la République donne d'elle-même : elle devient la capitale de la liberté, théologique et politique. Au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, les Genevois définissent leur ville comme un « poste avancé des Lumières et un bastion de la liberté ». Rousseau[3] est citoyen de Genève et Voltaire[4] vient y résider brièvement, avant de s'établir à proximité, à Ferney. L'article « Genève » de l'Encyclopédie de d'Alembert[5] témoigne de cette nouvelle image de la cité. Ce qui est dépeint, c'est une ville protestante mais garante de la liberté de raisonner et d'une forme éclairée de gouvernement. Cette réputation n'empêche pas les autorités de la République de bannir Rousseau et de faire brûler, en 1762, deux de ses livres : le Contrat social et l'Emile.
Le XIXe siècle crée la rupture religieuse et impose la reconstruction d'une histoire nationale. Après une phase révolutionnaire, la période napoléonienne brise l'indépendance genevoise et transforme à jamais la vieille République protestante. En 1814, la Restauration s'accompagne du ralliement de Genève à la Suisse et, pour ce faire, de l'adjonction à Genève de communes savoyardes et françaises, donc catholiques. Genève devient un canton suisse mixte confessionnellement. Entre 1846 et 1850, par l'introduction du suffrage universel masculin, cette entité administrative vit une révolution démocratique. Les murailles qui protégeaient la ville depuis des siècles sont détruites. Dès 1860, les catholiques sont légèrement plus nombreux que les protestants. Le nouveau rapport démographique s'accompagne d'un renouvellement identitaire lié à une refonte rapide de l'historiographie. Il s'agit d'élaborer des récits qui puissent « restaurer une continuité au présent », pour reprendre une expression de François Hartog. La question en souffrance est : comment sauvegarder l'identité particulière, mythique de Genève, liée au protestantisme, tout en incluant les nouvelles populations catholiques et en s'adaptant à la déconfessionnalisation de l'Europe ?
Dans cette quête, les Refuges deviennent tout à la fois l'origine, la cause et la preuve d'une vocation d'accueil inhérente à la nature même de Genève et le réfugié pour cause de religion devient l'archétype du réfugié pour raisons idéologiques, l'archétype même de l'étranger trouvant sa place à Genève, cité pluraliste, « cité du refuge ». Le déplacement est important. Les réfugiés des XVIe et XVIIe siècles ont été aidés ou intégrés conditionnellement, parce qu'ils étaient protestants, afin d'accomplir un devoir envers des frères dans la foi. Au XIXe siècle, l'accueil des réfugiés devient une mission en soi pour Genève et avec lui se déploie une vocation humanitaire et pacificatrice. Cette réinterprétation est rendue possible pour deux raisons. Les historiens et penseurs de l'époque, libéraux ou non, considèrent la Réforme comme la révolution idéologique qui introduisit en Europe les idées de liberté individuelle et de la nécessité d'un examen personnel des vérités. Genève est alors considérée comme la capitale de cette idée de liberté, donc comme un lieu de refuge de tous les persécutés pour cause idéologique. Ensuite, cette interprétation est mise en avant du fait du principe de réalité qui oblige les Genevois à inventer une mémoire nationale qui permette d'accepter le pluralisme religieux. Pour le dire autrement, le mythe de Genève est laïcisé. La Rome protestante, la Cité de Calvin, devient la capitale de l'idée de liberté et de fraternité, deux idées que l'on pense pouvoir faire remonter à la Réforme mais qui appartiennent bien davantage au monde sécularisé de la modernité.
Au début du XXe siècle, cette historiographie donne lieu à une abstraction de type philosophique : on parle alors question de l'« esprit de Genève ». Selon Robert de Traz, qui a publié un essai sur le sujet en 1929, cette philosophie serait à la base des œuvres de la Croix-Rouge, fondée en 1862 sur une idée du Genevois Henri Dunant[6], et de la Société des Nations, ancêtre de l'ONU qui s'installe à Genève en 1920. Le texte de Robert de Traz met en place une généalogie : Genève est ville de foire, puis Cité de Calvin et cité du refuge, elle devient ensuite une République éclairée avec Rousseau, et la capitale – voire le symbole – d'une idée universelle, rayonnant dans le monde entier, où les organisations internationales trouvent tout naturellement leur place. Cette historiographie, qui intègre le réfugié au cœur de la nation, est encore en usage aujourd'hui. Les pages historiques du site Internet de la Ville de Genève sont construites sur ce modèle. Ce qu'elles ne disent pas, c'est que, depuis 1945, ce sont les fonctionnaires internationaux eux-mêmes, travailleurs aux Nations Unies, au Bureau international du travail et dans les multiples autres organisations basées à Genève, qui sont régulièrement accusés par une partie des Genevois de piller leurs ressources, de générer l'inflation ou de provoquer la pénurie des logements. Nouvelle illustration du contraste entre l'idée simplifiée de soi et la complexe réalité du fait.