Religions et Argent

Les zaouïas et leurs ressources

Voyons à présent plus spécifiquement le cas des habous destinés aux zaouïas.

La constitution des domaines des zaouïas dépendait du rôle et des fonctions qui leur était attribués ainsi que de la région où elles s'implantaient, selon qu'elles étaient soumises à l'autorité du pouvoir central ou présentes dans les espaces dits rebelles mais aussi du charisme mystique de leur fondateur. Généralement, les chefs fondateurs des zaouïas s'installent dans les espaces ruraux choisis pour constituer une zone-tampon entre les communautés tribales. Ainsi, les zaouïas sont vues comme étrangères aux rivalités tribales Une fois démontrée l'habilité du saint et son autorité religieuse, une fois que celui-ci a su tout autant répondre au besoin de la population que susciter sa crainte, ce dernier peut prétendre jouer un rôle arbitral, ou accéder à une fonction d'intercesseur. Ainsi, plutôt que de prendre parti dans ces rivalités locales, les autorités des zaouïas investissent le charisme mystique et la sagesse bien inspirée de leurs représentants pour arbitrer les conflits entre les fractions. Les zaouïas peuvent également servir d'intercesseurs auprès du pouvoir central souhaitant bénéficier de leur appui pour contrôler des régions rurales éloignées ou des zones tribales échappant à leur domination.

Tous les services des zaouïas sont rémunérés par des dons, soit de la part du pouvoir central, soit des pouvoirs locaux ou tribaux. Les ressources des zaouïas sont nombreuses et diverses. Elles proviennent au préalable des offrandes, aumônes et concessions obtenues par les chefs des zaouïas. Pour Nicolas Michel, les redevances acquises par les zaouïas, représentaient un mode de reconnaissance matérielle de leur pouvoir mystique – la baraka – et constituaient la part vivante des domaines que le pouvoir central ne peut pas les retirer, puisqu'elles sont issues de la fonction opérationnelle des zaouïas dans la société ; puis ces redevances traçaient autour des zaouïas, des cercles d'allégeance et des contours de protection contre le pouvoir central lui-même, et contre les tribus non aliénées à leur autorité symbolique.

D'autres revenus sont liés aux délégations des pouvoirs publics : droits d'exploitation de terres et de biens, collecte des impôts coutumiers et coraniques – zâkat et achar[1]. Les zaouïas peuvent également obtenir des pouvoirs publics des exemptions de taxes et de corvées. Comptent également parmi les revenus ponctuels des zaouïas les sommes obtenues lors d'arbitrage par exemple dans le conflit entre deux tribus. Les concessions acquises par les zaouïas, entraient dans un statut de droit coutumier ; elles s'héritaient, se vendaient, s'hypothéquaient, comme n'importe quel fonds, et par conséquence, elles formaient pour les zaouïas, le principal moyen de construction d'un patrimoine foncier solide.

Beaucoup de zaouïas cherchaient ensuite à s'étendre sur de nouveaux espaces en multipliant leurs filiales. C'est le cas en particulier de la zaouïa de Tamgrout[2], qui a pu, au fil du temps, fonder plus de 120 centres liés à la zaouïa mère. Cependant, l'ambition des chefs de zaouïas, de dépasser leurs zones d'influence religieuse initiale, risquaient de les placer progressivement sous la coupe du pouvoir central et de ses prérogatives politiques. Ce dernier en effet, pouvait favoriser par de nombreux moyens les zaouïas, mais il était également en capacité de réduire, voire d'annihiler leur pouvoir sur la population. L'enjeu était particulièrement important, en milieu rural où la présence du pouvoir central était fragile. Parmi ces moyens, les sultans pouvaient s'arroger la nomination, par décret royal, des chefs de zaouïas. Ceci démontre la fragilité des zaouïas. Si ces dernières peuvent être récompensées par le pouvoir central parce qu'elles maintiennent l'ordre dans les régions rurales, parce qu'elles le représentent dans les zones ou la présence du pouvoir central est limitée, parce qu'elles permettent au souverain de contourner les structures compactes de défense de la propriété en tribu, elles peuvent aussi bien voir leurs concessions révoquées au gré des aléas politiques.

Néanmoins de nombreuses zaouïas réussissent à traverser les siècles en maintenant leur richesse. Ainsi, évaluant l'importance de ces ressources, Jacques Berque calculait, dans les années 1950, le montant des revenus annuels réguliers de la zaouïa Lala Aziza, créé autour de la sainte des Seksawa dans l'ouest du Haut Atlas. Cette dernière occupait alors une superficie de 45 000 h et produisait 67,4 quintaux d'orge, 28,5 quintaux de maïs, 58 kilos de beurre, 21 750 noix, 106 ovins ou caprins, 6 à 8 bovins. C'était sans compter les offrandes versées par ailleurs, estimées à un montant dix fois supérieur. Au moment des récoltes, la zaouïa de Boujaad, dans la région de Tadla, pouvait – en seulement deux semaines – recueillir des dons de blé permettant de nourrir plus d'un millier de personnes pendant une année.

En 1908, la zaouïa de Tamesloht, située au sud-ouest de Marrakech, possédait plus 2 500 hectares de terres irriguées dans les deux bassins fluviaux les plus fertiles de la province de Marrakech (Al-Haouz). De plus, elle disposait aussi des droits d'irrigations acquis au XVIe s. dans les mêmes vallées, et d'une oliveraie contenant plus 40 000 oliviers, répartis en 12 propriétés, appelées Azibs. En développant ainsi son patrimoine foncier initial, la zaouïa Tamesloht était devenue le plus grand propriétaire terrien dans tout le sud marocain à la fin du XIXe siècle.

Le géologue Paul Lemoine, lors de sa visite au Maroc au début du XXe s. évaluait, en 1905, les revenus annuels de la zaouïa Tamesloht à plus de 50 000 francs, alors que celle-ci n'en dépensait dans le même temps que 5 000. Grâce à ces bénéfices, le chef de la zaouïa investit alors de fortes sommes dans de grands travaux, notamment la plantation des milliers d'oliviers entourés d'un mur immense, qui longeait la propriété sur plus de quatre kilomètres, l'achat d'une machine à vapeur pour la transformation des olives etc. Cette oliveraie s'accroissant d'année en année, le chef de la zaouïa dut faire reculer le mur plusieurs fois, pour planter des centaines d'oliviers supplémentaires. Ainsi le chef de la zaouïa Tamesloht devient, le principal producteur d'olives du Sud marocain.

Ce développement économique était facilité par la nature du foncier et l'assurance de pouvoir compter en permanence sur ces terres. Aucun autre régime de propriété foncière au Maroc ne pouvait produire une pareille pérennité.

À ce régime foncier très favorable s'ajoutent les nombreux privilèges fiscaux –exemption des impôts publics, délégation du pouvoir royal pour collecter en son nom dans leurs régions d'influence les impôts coraniques (Zâkat et Achour) notamment – obtenus au fil du temps via différents décrets royaux et autres documents issus du droit coutumier. En plus de cela les zaouïas disposent d'une immunité juridique pour leurs membres comme pour les personnes résidant ou travaillant sur leurs terres qui ne peuvent être interpellés par les agents de l'autorité politique.

Pour Nicolas Michel, l'économie des grands domaines de lignage saints, « se distinguait de celles des campagnes, en deux aspects ; d'une part, elle dégageait des ressources assez importantes pour leur donner un rôle essentiel de défricheurs, de revivificateurs. D'autre part, elle pouvait être tournée avec plus de moyens, vers les activités spéculatives, les produits commerciaux, et trouvait là un moyen de renouveler sa fortune en se rendant moins dépendante du milieu rural.

Les deux exemples les plus significatives en ce sens, sont la zaouïa Wazzania, au nord du Maroc, et la zaouïa Tamesloht, dans le sud marocain. Grâce à leurs revenus fonciers et leurs différents droits d'exploitation, elles deviennent, en quelque sorte, des entreprises commerciales, plutôt que des lieux saints. Et pour sauvegarder ces fonds patrimoniaux et garantir la sécurité de les exploiter librement hors du contrôle du pouvoir central, les chefs de ces zaouïas renforcent leurs propriétés en les passant sous le statut du habous privé, connu sous le nom de habous des zaouïas. Ce phénomène se propage à l'époque de la dynastie Saadienne (XVIe et première moitié du XVIIe siècle et rencontre l'opposition des sultans. Ces derniers les considèrent comme illégitimes, car la plupart de ces propriétés et de ces droits avaient été concédées par le pouvoir central et selon des engagements stricts. Les sultans rappellent donc souvent que les biens concédés devaient avant tout être investis au bénéfice des pauvres, des étudiants, des réfugiés en temps de trouble. De nombreuses injonctions officielles enjoignent les zaouïas à conserver leur rôle initial d'institution d'enseignement religieux et de bienfaisance, à rester un lieu saint et un refuge sacré.

  1. zâkat et achar

    Zakât, signifie en arabe : « aumône », c'est le troisième fondement de l'islam. Le but de la Zakât est d'aider les démunis de la communauté musulmane à subvenir leurs besoins. Il existe deux types de zakât : Zakat Al mal « zakât de l'argent » qui doit être versé chaque année sur la base de 2,5 pour cent du chiffre annuel épargné. Elle est spécifiée comme Achar, puisqu'elle versée selon un pourcentage précis sur les revenus annuels.

    Le deuxième type est connu de Zakât Al Fitr, et elle est versée le jour de la rupture du jeune du mois sacré de Ramadan, et sa base est mesurée par un poids d'une denrée alimentaire disponible dans la région ou réside le musulman, même elle peut la convertir à une somme d'argent déterminée selon le nombre de la famille.

  2. zaouïa de Tamgrout

    La zaouïa de Tamgrout est fondée à la fin du XVIe s., par le cheikh M'hmed ben Nacer, dans la vallée de Draa, au sud est du Maroc. Elle est connue comme zaouïa de culte et d'enseignement religieux, elle a pu fonder plus 120 centres dans diverses régions du Maroc.

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