Les protestantismes et la mystique : affinités et répulsions (XVIe-XIXe siècles)

Pour commencer ce parcours, un constat doit être fait qui est celui du rejet de la mystique par le protestantisme contemporain

Le refus catégorique de la mystique au sein du protestantisme est plutôt récent : il vient essentiellement du courant appelé la « théologie dialectique » dont les grandes figures sont deux hommes du XXe siècle : Emil Brunner (1889-1966) et surtout Karl Barth (1886-1968). Ces deux noms sont des piliers de la théologie protestante contemporaine : en effet, la théologie dialectique a exercé une influence considérable sur le protestantisme de ces cinquante dernières années et sur l'ensemble de la pensée théologique chrétienne.

Le premier, Emil Brunner, est un pasteur et théologien suisse, il a enseigné à l'université de Zurich toute sa vie ; le second, Karl Barth, est un pasteur et théologien qui a enseigné dans différentes universités, en Allemagne (Göttingen) puis en Suisse, après son refus de prêter serment au Führer. Brunner dans La mystique et la Parole, voit dans la mystique« le seul adversaire de taille de la foi chrétienne jusqu'à la fin des temps », parce qu'elle représente « la plus fine distillation du paganisme » au sein du christianisme. Pour Barth, la critique est encore plus radicale : la foi diffère de tout mythe et de toute mystique. Ce refus se lit dans les divers volumes de son œuvre phare traduite en français sous le titre de Dogmatique, ensemble de 26 fascicules parus à Genève entre 1953 et 1974. Pour tout ce qui relève du domaine doctrinal, révélation, création... Barth explique que tout oppose doctrine et mystique. Pour lui, la mystique est « l'effort de l'homme pour se détourner non seulement du monde, mais de lui-même afin de parvenir à la véritable vie, en d'autres termes d'atteindre Dieu ». Et, poursuit-il, « le mysticisme, comme l'athéisme, vise avant tout à nier le monde surnaturel et la religion comme telle, en la réduisant à la pure intériorité. Autrement dit, le mysticisme est un athéisme larvé, ésotérique ».

Ce rejet sera repris, de manière naturelle, par les successeurs de ces deux grands théologiens et, constitue la base d'un rejet fort de la spiritualité mystique au sein des Églises de la Réforme de nos jours.

 

Mais si l'on regarde ce que visent ces attaques, on remarque que ce n'est pas tant la tradition mystique médiévale ou classique qui est remise en question par nos auteurs que la théologie moderniste et libérale de Friedrich Schleiermacher (1768-1834). En effet, Schleiermacher est un théologien protestant et un philosophe allemand de la fin du XVIIIe et début du XIXe siècle, et dans sa philosophie religieuse, il proposait un système partant d'une identité essentielle entre l'Esprit divin et l'esprit de l'homme. Dans ses Discours sur la religion qui paraissent en 1799, il développe l'idée suivante : la doctrine n'est pas une vérité révélée par Dieu, mais la formulation faite par des hommes de la conscience qu'ils ont de Dieu. Pour lui, le sentiment religieux ne repose pas sur un apprentissage ni sur une morale commune, mais est une conscience innée et immédiate de Dieu. Et l'homme ne peut être autonome de cela (il en a une dépendance absolue). Cette théorie a reçu le nom de mystique « supranaturaliste » et sa théologie celui de « théologie du sentiment ».

Et c'est cela que Brunner et Barth nomment mystique. Ainsi comprise, la « mystique » s'oppose à la Révélation[1] et à la foi. En effet, si la « mystique » consiste en la prise de conscience de l'unité originelle de l'homme avec Dieu, la connaissance de Dieu devient une faculté inhérente à l'homme (par une démarche d'introspection) sans qu'il y ait besoin de Révélation extérieure. Elle est alors le signe de l'orgueil de l'homme qui cherche à devenir Dieu (qui est le « péché » par excellence).

D'où l'opposition qui sera répétée ensuite si souvent: ou l'on a la mystique (tentative de l'homme d'accéder à Dieu par ses propres moyens) ou l'on a la Parole (Révélation qui vient de Dieu vers l'homme). Il faut ajouter à cela que dans les années 1920-1930, il y avait des relectures de Maître Eckhart[2], de Tauler[3], de la Théologie germanique (traité de mystique du XIVe siècle réédité par Luther) qui participaient à l'exaltation du génie allemand. La « mystique » participait à un appel à retrouver ses « racines divines » en dehors de tout lien avec les religions historiques. D'où aussi les réactions virulentes de Brunner et Barth après le Seconde Guerre mondiale.

 

Toutefois, on peut se demander si cette critique rend compte de l'ensemble des traditions mystiques. En effet, les témoignages des mystiques chrétiens sur leur expérience indiquent que, pour eux, la mystique est un cheminement spirituel de transformation intérieure, un itinéraire vers un changement. Cela signifie qu'il ne s'agit pas d'un postulat philosophique, mais d'une démarche aboutie qui suppose le dépassement de l'homme. Pour cela, il doit faire le vide absolu pour faire une place totale à Dieu. La critique vise donc tout autre chose que la réalité vécue par les mystiques chrétiens. Toutefois, cette critique est à considérer car elle met en garde contre un risque de dérive de toute mystique, celui d'un narcissisme religieux à l'opposé de la phrase de Maître Eckart : « Va à ta recherche, et là ou tu te trouves, quitte-toi ». Or, la vie mystique n'est pas un repli sur soi mais une voie vers la réception de Dieu. Et l'on se rend compte qu'avant cette critique importante, différents moments montrent que le protestantisme a pu intégrer ou renouveler une forme de tradition mystique en fonction des attentes du moment car la mystique est aussi une façon de répondre aux interrogations spirituelles d'une époque donnée. Je vous propose donc de remonter dans le temps pour suivre différents parcours de l'époque moderne.

  1. Révélation

    La révélation est la manière dont Dieu et les hommes entre en relation. Dans la tradition chrétienne, la Révélation est celle de Dieu en Jésus le Christ.

  2. Maître Eckhart

    Maître Eckhart (c.1260-c.1328) est un théologien dominicain allemand. Il est un des premiers mystiques rhénans. Il a enseigné la théologie à l'université de Paris et prêché de nombreux sermons.

  3. Tauler

    Jean Tauler (c.1300-1361) est un théologien et prédicateur alsacien. Il est un des disciples de Maître Eckhart et est dominicain comme lui.

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