Chant et mystique dans l'œuvre de Fayrouz

La messagère, la mère, la protectrice, l'aimante...

Zahrat el Madaen (La ville sainte), par les Frères Rahbani en collaboration avec le poète Said Akl, Festival des Cèdres, 1967

Cette chanson est co-écrite par les frères Rahbani et le poète libanais Said Akl[1], juste après la guerre des Six Jours[2] (juin 1967). Ce chant célèbre Jérusalem et rend hommage au drame que constitue la guerre des Six jours pour les Palestiniens et leurs voisins. Les symboles religieux et historiques de Jérusalem sont les thèmes principaux de ce chant ; le sens et le rôle de Jérusalem dans l'histoire des religions est inévitable quand on fait une chanson sur une ville qui est le symbole des trois religions monothéistes. Dans la première partie de la chanson, Jérusalem est représentée comme la maison de toutes les religions. Elle en est le symbole puisqu'elle abrite leurs différents lieux de cultes, les deux Temples pour les Juifs, les Églises pour les chrétiens, les Mosquées pour les musulmans :

Pour toi, ô ville de prière, je prie

Pour toi qui possède les plus belles maisons, fleur des cités,

Ô Jérusalem (3fois), ô ville de prière, je prie

Nos yeux vers toi, chaque jour,

Contemplent les Temples

Enlacent les vieilles Églises

Et effacent la tristesse des Mosquées

Ô nuit d'al Isra, chemin de ceux qui sont aux cieux

Chaque jour, nos yeux vers toi, je prie.

Le rapport à l'histoire de ces religions est très important puisque Jérusalem est la ville trois fois sainte : elle abrite les restes des Temples de Salomon et d'Hérode, l'Église du Saint Sépulcre et enfin l'esplanade des Mosquées (le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa) où Mahomet s'est élevé au ciel lors de sa promenade nocturne.

La deuxième partie est consacré à la transformation de cette ville sainte en sanctuaires des martyrs, les martyrs de tout bord mais surtout les chrétiens et les musulmans : la référence à l'enfant et à sa mère Marie qui pleurent pour les victimes de la destruction de cette ville de paix qui a été transformée en ville de guerre et ou, selon l'auteur, la justice n'est plus. Dans cette ville prétendument détruite l'amour a reculé, et la guerre a colonisé le cœur même de cette ville alors dans la grotte l'enfant et sa mère Marie pleurent et je prie.

Fayrouz prie pour ce peuple qui a souffert, elle appelle les autres à prier pour la paix... Cette image de l'enfant et sa mère Marie pleurant dans la grotte est un symbole très fort du choc ressenti par les populations arabes de Jérusalem.

Ghannaytou Makkatah (Je chante pour la Mecque), paroles de Said Akl, 1963

Dans son rôle universaliste, Fayrouz n'a pas hésité à interpréter cette chanson écrite par Said Akl, qui rend hommage à la Mecque et à la fête de la A‘id[3] , la plus grande fête musulmane. C'est tout à son honneur car ce chant est une vraie célébration.

Je chante pour la Mecque et son peuple fier et la fête de l'A‘id a rempli mon cœur de joie

Remplis de bonheur, leurs maisons brillent tout comme l'éclat de la maison de Dieu (Kaaba).

Ce chant rend hommage aux musulmans qui prient lors de la fête quel que soit le lieu où ils se trouvent :

Au nom de Dieu, leurs édifices se sont étendus comme les étoiles

Ô lecteur du Coran, prie pour eux et apporte la belle essence au désert

Agenouillés et les mains élevées, leurs prières seront répondues

Partout où quelqu'un prie, le ciel reçoit et Dieu bénit.

Mais cette fête est tellement grande qu'elle dépasse les frontières de La Mecque puisque si un morceau de sable chantait son bonheur du jour au créateur, alors ce serait la chaine utilisée pour faire de la musique. La dernière partie du chant est consacrée au Dieu du peuple qui est fructificateur quel que soit le genre ou la couleur.

Rabbi Sa'altouka bi Esmihina (Dieu, je te demande), paroles de Rushdi al Maalouf

Ce chant reprend le texte écrit par Rushdi al Maalouf[4] pour la fête des mères. C'est un hommage à la femme-mère : Dieu, en leur nom, je te demande de leur offrir par ta bénédiction, tout le bonheur. La mère est l'amour de la vie et l'amour maternel. Ces mères ne dorment jamais car soucieuses de leurs enfants et elles souffrent avec leurs enfants : leur joie et leur misère s'attachent à la nôtre (enfants) alors je te demande la miséricorde du ciel et la leur en les protégeant et les laissant dormir tranquillement et en laissant toute mère se réveiller rassurée. Si Dieu a donné à la femme le cadeau le plus précieux, celui de donner la vie (et la vierge Marie a enfanté son propre fils) c'est qu'il lui fait confiance. Ce chant interprété par Fayrouz est un hymne à la femme-mère qui sacrifie sa vie pour ses enfants. Fayrouz prie Dieu de les protéger du mal et leur accorder la miséricorde.

Cette chanson n'est pas la seule chanson où Fayrouz loue la mère et prie Dieu de la protéger. Elle a aussi chanté Ya Oum Allah (Ô mère de Dieu), une chanson ou Marie qui a enfanté Jésus est la protectrice des hommes. Dans cette chanson, la mère de Dieu est l'incarnation de la compassion, elle est le trésor du pardon, le refuge des hommes et l'espoir de l'homme. Fayrouz est la voix de ses chansons, elle n'aurait pas pu les interpréter si elle n'était pas en accord avec les messages de ces textes. Elle est un symbole pour les femmes de son époque, chanteuse, mère de famille, protectrice, aimante et croyante...

 

Pour conclure, on peut dire que si toute l'œuvre chantée par Fayrouz ne peut être classée comme mystique, les auteurs des textes qu'elle interprète l'ont souvent choisi pour faire de sa voix le véhicule d'une pensée mystique originale. En effet, il y a une étrange cohérence entre le message véhiculé par ces chants, l'interprète (Fayrouz) et la portée de sa voix. Du point de vue rationnel et scientifique cette analyse peut être mise en doute par certains spécialistes, mais n'y-a-t-il pas dans le cheminement mystique une part de subjectivité ? En concevant ces textes, les paroliers de Fayrouz cherchent à procurer à l'auditeur une vibration, un sentiment profond d'élévation qui confine à la mystique. A la voix si particulière de Fayrouz s'ajoute l'apport de la musique orientale qui utilise un spectre sonore plus large que la musique occidentale et plus à même de produire ce sentiment d'élévation. La quête mystique qui fait référence à une recherche du divin au-delà de notre âme reste un voyage intérieur et personnel, mais la musique est un véhicule privilégié d'autant qu'elle peut toucher plusieurs âmes en même temps ainsi que l'indique Daniel Perret : « en poursuivant un cheminement mystique il n'est pas possible d'imiter, de copier qui que ce soit. Essentiellement nous devons faire le chemin tout seul même si nous pouvons faire un bout de chemins ensemble avec d'autres pèlerins. »

  1. Said Akl

    Said Akl (1912-2014) est un poète libanais, théologien, historien, professeur, journaliste et homme politique. Proche de Mansour Rahbani, il a qualifié Fayrouz de « notre ambassadrice aux étoiles ». Plusieurs de ses poèmes ont été repris dans les chansons de Fayrouz.

  2. guerre des Six jours

    La guerre des Six Jours se solde par une écrasante victoire de l'armée israélienne, elle entraine en outre une profonde modification des frontières : avec l'occupation de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie, de Gaza, du Golan et du Sinaï, Israël quadruple la superficie de son territoire.

  3. A‘id

    La célébration de l'A‘id (al Adha) est la fête du sacrifice. Elle est célébrée en commémoration du sacrifice offert par Abraham. Cette fête coïncide avec le pèlerinage à La Mecque, un des cinq piliers de l'Islam. La tradition est de sacrifier un mouton à cette fête et de le partager en famille.

  4. Rushdi al Maalouf

    Rushdi al Maalouf est un poète, journaliste et musicologue libanais. Il est le père de l'écrivain franco-libanais Amine Maalouf (élu à l'Académie française en 2011)

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