Introduction

Les méthodes pour s'en saisir

Malgré les différences observées dans la définition de l'union mystique, trois voies en partie discordantes et pas toujours également représentées peuvent être observées pour parcourir le chemin vers l'union dans les différentes religions évoquées ici. La première est de l'ordre de l'expérience physique d'abolition du corps, la seconde est celle de la connaissance ou gnose, la troisième, celle de la dévotion.

Si l'hindouisme est généralement associé à la première voie au travers du hatha yoga (yoga du corps) – une technique pratique et avant tout physique pour transcender l'espace et le temps – la mystique indienne ne s'y limite pas. Il existe en parallèle une mystique gnostique (jňana yoga) et une mystique de la dévotion (bhakti yoga). Alors que la première voie associe yoga et sankhya[3] autour de l'idée d'une multitude d'être entre je et soi le macrocosme (purusha), la seconde s'appuie sur le darshana vedanta[1]. Elle insiste moins sur l'affranchissement du monde physique que sur la gnose permettant la connaissance et l'unité. Par ailleurs, le yoga de la connaissance présente un rapport au monde duel entre soi (âtman) et l'absolu indifférencié (brahman). Enfin la troisième voie, celle de la dévotion s'appuie sur un texte majeur de l'hindouisme, Le Guide du Bienheureux[4], où la pensée et l'amour de Krishna[2] permettent à la fois union à soi et union au suprême seigneur.

Le bouddhisme en particulier dans ses formes japonaises zen[5] (chan en chinois) ou nembutsu[6] (nien fo en chinois) propose également ces trois cheminements mystiques par expérience, connaissance ou dévotion grâce aux bodhisattvas compatissants. Le zen prône la recherche de l'illumination (satori en japonais kien-sing en chinois) en passant par le vide. Deux voies y sont privilégiées, le za-zen ou méditation, d'une part, et le kôan une forme d'exercice dialectique consistant à résoudre des apories confinant parfois à l'absurde afin d'accéder à la connaissance. La dernière voie, celle de la dévotion se retrouve dans une école qui tout autant complète et s'oppose au zen, le nembutsu (nien fo). Le nembutsu prône la répétition inlassable de la formule « Adoration à Amida Bouddha », voie facile vers la terre pure, une technique que l'on retrouve également dans le japa yoga[9] à travers l'incessante répétition de la syllabe Aum[7]. Cette porte ouverte à l'union mystique à destination des « ignorants » est un aspect caractéristique d'une certaine forme de mystique que l'on retrouve dans plusieurs religions et permet à la fois à la mystique de constituer une forme d'opposition aux autorités religieuses traditionnelles et l'expression d'une religiosité féminine [8].

Au sein du christianisme, la mystique est d'abord largement influencée par la philosophie grecque (Platon puis Plotin) et, à travers elle, pénétrée par des influences orientales. Ainsi la première voie – l'expérience physique – est-elle privilégiée par les premiers mystiques « du désert » qui prônent une œuvre de solitude (hésychasme) et une indifférence envers le créé afin de se rapprocher de l'absolu [10]. La gnose est également centrale dans les premiers siècles du christianisme. Influencé par la pensée grecque, Origène[11] voit dans l'union avec Dieu un acte d'intelligence (theoria) qui conduit à la connaissance de Dieu. Cependant, le retrait du monde et l'ascèse qui doit être davantage un préconçu moral qu'une épreuve physique sont progressivement critiqués. De surcroît, à travers notamment Grégoire de Nysse[12], l'amour et non plus la gnose devient l'étape ultime. Ainsi c'est davantage la voie de la dévotion à travers la prière continue qui l'emporte dans le christianisme même si les traditions grecques restent vivaces en Orient et en Russie et sont même revivifiées par la publication en 1782 de la Philocalie, un recueil des textes « du désert », œuvre de Nicodème[13], moine du mont Athos. En Occident, le Moyen Âge connaît d'importantes vagues mystiques en particulier dans les Flandres puis en Rhénanie autour de maître Eckhart mais c'est surtout l'époque moderne et en particulier le XVIIe s. qui passe pour le grand âge mystique marqué par les figures reconnues par l'Église comme Thérèse d'Avila[14] ou Jean de la Croix et celles contestées comme Miguel de Molinos ou Madame Guyon et par les querelles dogmatiques autour de l'idée d'anéantissement chère aux capucins et celle d'amour pur défendue par les quiétistes [15].

La mystique juive est, quant à elle, surtout partagée entre mystique ésotérique et gnostique, d'une part, et dévotionnelle, d'autre part. L'ésotérisme marque très tôt le judaïsme à travers l'idée du véhicule (merkavah) permettant d'accéder aux mystères cachés. Cependant ce n'est qu'au XIIIe s. que se formalise la kabbale classique à travers la rédaction, désormais attribuée à Moshe de Léon[16] et à ses disciples, eux-mêmes largement influencés par les cercles juifs provençaux, du Livre de la Splendeur (Sefer ha-Zohar)[19]. Spéculant sur le sens caché des mots et des versets, usant de numérologie pour résoudre les mystères des textes bibliques, la kabbale reste cependant au cœur du judaïsme en affichant son amour du texte toranique [17]. Elle est également marquée par une démarche individuelle marquée par la transmission de la connaissance. La kabbale est profondément renouvelée au XVIe s. par Isaac Louria[18] de Safed en Palestine dans un contexte marqué par les conséquences de l'expulsion d'Espagne en 1492. Louria et ses disciples conceptualisent la démarche du kabbaliste et son rapport au monde. Ils développent la notion de retrait (shimsoum) de Dieu du monde par contraction et insistent sur la nécessité pour le kabbaliste de réparer le microcosme (soi) en retrouvant l'âme adamique (adam qadmon) pour réparer le macrocosme (tikkoun olam).

La seconde tendance celle de la piété (hesed) mystique ne se confronte pas à la kabbale pas plus qu'elle ne prétend la compléter. Les historiens voient en Saadia Gaon[20] et son Livre de la création une influence théorique importante mais c'est surtout en Occident dans la foulée des massacres des communautés juives rhénanes lors de la première Croisade que se développe au XIIe s. cette forme mystique du judaïsme, mettant davantage l'accent sur la proximité avec Dieu que sur la volonté d'en percer les mystères. Ses tenants incitent les croyants à placer leur âme en ataraxie et à ainsi s'affranchir autant des humiliations que des louanges. Cette première émergence du hassidisme est suivie par un second temps dans un contexte tout aussi difficile celui d'un second XVIIe siècle troublé à la fois par les massacres commis par les Cosaques que par les tourments causés par les vagues messianiques juives, sabbataïsme[21] puis frankisme[22]. Israël Ben Eliezer[23] surnommé le Maître du beau nom (Baal Shem TovBesht) est à l'origine de cette résurgence du hassidisme. Valorisant l'autorité des grands-maîtres hassidiques (tsaddiqim) jusqu'à leur développer un culte, insistant sur les psalmodies parfois accompagnées de danses et sur la méditation, le hassidisme devient un mouvement de masse dans les communautés juives de Pologne et de Galicie avant de se déployer au gré des migrations juives au XIXe et XXe s.

En islam, la mystique porte le nom de soufisme provenant de l'arabe Tasawwuf (litt. ceux qui sont vêtus de laine). Influencé par les mystiques chrétiennes et orientales, le soufisme met davantage l'accent sur la méditation d'une part et la dévotion d'autre part. En se garantissant notamment de la réputation des premiers compagnons de Muhammad, les soufis valorisent l'ascétisme. Cependant, comme dans le christianisme cette pratique ne constitue pas une fin en soi mais un préalable à la méditation (fikhr). Le soufisme accorde également une large place à la dévotion en particulier selon la méthode déjà observée dans le bouddhisme nembutsu, dans le japa yoga ou encore dans le hassidisme de psalmodie (dikhr) des noms de Dieu. La spécificité du soufisme réside dans la place progressivement accordée, avec l'apparition des confréries, à la récitation collective parfois accompagnée de danses. [24]

  1. vedanta

    Le vedanta est une des six écoles orthodoxes de l'hindouisme (darshana) plus spécifiquement tournée vers la métaphysique.

  2. Krishna

    Dans l'hindouisme, l'Un ou être suprême s'incarne en différentes divinités. Pour la majorité des Hindous, Krishna est l'une des incarnations de Vishnou lui-même membre d'une trinité initiale avec Brahma et Shiva. Cependant pour les adeptes du Gaudiya Vaishnavisme, Krishna est la divinité suprême à l'origine de toutes les autres. C'est à ce titre qu'il est l'objet de dévotion à travers le Guide du bienheureux.

  3. sankhya

    Le sankhya est une des six écoles orthodoxes de l'hindouisme (darshana) plus spécifiquement tournée vers la spéculation cosmologique. Codifié dans le sankhyakarika autour des IVe ou Ve siècles, il est généralement proche du yoga.

  4. Le Guide du Bienheureux

    Le Guide du Bienheureux ou Chant du Bienheureux (Bhagavad-Gita) est une partie du Mahabharata – vaste poème épique de 250 000 vers dont la structuration s'étale du IVe s. av J.C. au IVe s. après – dédiée à Krishna.

  5. zen

    Le zen (chan en chinois) est une forme de bouddhisme dont l'origine est associée à un personnage nommé Bodhi Darma qui serait venu de Ceylan au VIe s. Cette forme se développe en Chine sous les Tang (VIe-IXe s.) puis prospère essentiellement au Japon où elle exerce une influence culturelle majeure sur les rituels japonais, cérémonie du thé, organisation du jardin japonais...

  6. nembutsu

    Le nembutsu est une école bouddhiste amidiste fondée au Japon à la fin d'époque Heian (début XIIe s.) par le moine Ryônin. Comme toutes les écoles amidistes, elle est centrée sur la dévotion envers Amitabha ou Amida, Bouddha régnant sur la terre pure où le cycle des transmigrations a cessé.

  7. Aum

    La syllabe « Aum » constitue dans l'hindouisme, tout comme dans le bouddhisme, le sikhisme ou le jaïnisme, le mantra primordial, i.e. le son originel lors de la création de l'univers.

  8. La femme soufie dans le Maroc Médiéval

    À ce sujet voir La femme soufie dans le Maroc Médiéval de Mohammed Latif

  9. japa yoga

    Le japa yoga est une technique d'extase consistant en la répétition mécanique du nom de la Divinité ou d'un mantra, utilisé pour obtenir la concentration dans les exercices de méditation. Ce japa peut être récité à haute voix, chanté ou bien encore muet.

  10. Le mysticisme syriaque

    À ce sujet voir nous vous invitions a consulter Le mysticisme syriaque de Karam Rizk

  11. Origène

    Origène (c. 185-c. 253) est un des Pères de l’Église. Né à Alexandrie, il accomplit une œuvre exégétique considérable et œuvre également comme théologien et polémiste (Contre Celse).

  12. Grégoire de Nysse

    Grégoire de Nysse (c.331/341- post. 394) est un théologien chrétien d'expression grecque. Dans ses traités sur le monachisme il se révèle comme un des pères du mysticisme chrétien.

  13. Nicodème

    Nicodème l'Hagiorite (1748-1809) est un moine du mont Athos en Chalcidique. Il rédige entre 1777 et 1782 avec l'aide de Macaire de Corinthe la Philocalie une anthologie de textes du IVe au XVe s. mettant en valeur la mystique chrétienne dans sa tradition grecque orthodoxe.

  14. Thérèse d'Avila

    Thérèse d'Avila (1515-1582) est une religieuse carmélite espagnole. Sa réforme de l'ordre du Carmel entraîne après sa mort une scission et l'apparition des carmes déchaux ou réformé qui l'emportent rapidement sur l'ordre originel. Son œuvre profondément mystique en fait une des plus importantes référence en la matière au sein du catholicisme.

  15. La mystique comme émancipation religieuse, la voie de Mme Guyon

    À ce sujet voir La mystique comme émancipation religieuse, la voie de Mme Guyon de Ghislain Waterlot

  16. Moshe de Léon

    Moshe ou Moïse de Léon (1240-1305) est un kabbaliste espagnol considéré comme l'auteur du Zohar, le texte central de la mystique juive.

  17. Mystique et ésotérisme dans la tradition juive

    Voir Mystique et ésotérisme dans la tradition juive d'Anna Maria Vileno

  18. Isaac Louria

    Isaac Louria (ou Luria) (1534-1572), kabbaliste d'origine ashkénaze s'établit à la fin de sa vie en Galilée, dans la ville de Safed. Son enseignement se présente comme un commentaire de la tradition zoharique qu'il contribue cependant à largement développer et rénover. Dans une forme qui se veut classique, Isaac Louria introduit des concepts originaux et novateurs au sein de la tradition kabbalistique, contribuant notamment à sa popularisation.

  19. Livre de la Splendeur (Sefer ha-Zohar)

    Le Zohar est le texte central de la mystique juive. Il s'agit d'une compilation, dont les premiers éléments datent de la fin du XIIIe siècle et qui se présente comme un commentaire ésotérique des Ecritures. La recherche considère que son auteur est le kabbaliste espagnol Moïse de Léon, mais la tradition attribue le texte à Simeon Bar Yohai, maître de la Mishnah ayant vécu au IIe siècle de l'ère chrétienne.

  20. Saadia Gaon

    Saadia Gaon (882/892-942) est un rabbin d'expression arabe qui combat notamment pour défendre la tradition rabbinique contre le karaïsme récusant l'autorité du Talmud. Au sein de son œuvre pléthorique figure le commentaire du Livre de la Création (Tafsir Kitab Al-Madabi) qui constitue une première réflexion théorique sur la mystique juive.

  21. sabbataïsme

    Le sabbataïsme est la frange du judaïsme qui reconnaît en Sabbataï Tsevi (1626-1676) le messie attendu par les Juifs. Autoproclamé messie en 1648 à Smyrne, ce dernier fait de nombreuses émules y compris jusque dans des communautés juives très éloignées de l'Empire ottoman. Condamné par les autorités juives (herem) et menacé par le sultan ottoman Mehmet IV, Sabbataï Tsevi finit par se convertir à l'islam en 1666 entraînant avec lui une partie de ses fidèles.

  22. frankisme

    Le frankisme est la frange du judaïsme reconnaissant en Jacob Frank (1726-1791) le messie attendu par les Juifs. Il constitue un succédané du sabbataïsme en contexte majoritairement ashkénaze. Jacob Frank élevé dans un contexte familial touché par le sabbataïsme s'autoproclame successeurs de Sabbataï Tsevi puis lui-même messie avant de se convertir avec ses fidèles au christianisme en 1756.

  23. Israël Ben Eliezer

    Israël Ben Eliezer (1698-1760) s'illustre tout d'abord dans son opposition à Jacob Frank (1726-1791) prétendant à la messianité. Son enseignement s'écarte ensuite de la stricte orthodoxie juive. Sans renier la nécessité de l'étude, il en appelle à l'attachement à Dieu (devequth) via la prière et à travers un chemin que le juste (tsadiq) peut indiquer à tout croyant.

  24. Le soufisme dans le monde musulman

    Voir Le soufisme dans le monde musulman de Mohamed El Mazouni

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