Sciences et religions à l'époque contemporaine XIXe - XXe siècles

Qu'est-ce que la Nahda, ou l'éveil du monde arabe à la modernité ?

Au cours du XIXe siècle, l'Empire ottoman est amené à moderniser ses structures politiques et sociales, face à la pression européenne. Dans les provinces arabes du Moyen-Orient ottoman s'opère alors des changements de nature diverse, dans les domaines politique, littéraire, artistique, social et religieux. La notion d' « éveil » – Nahda[1] en arabe – fait son apparition, pour désigner le combat visant à extraire la société arabe de la « stagnation » (inhitat) dans laquelle elle se trouve. La Nahda est ainsi supposée annoncer une ère nouvelle empreinte de réformes et nécessairement en rupture avec un passé considéré comme obscurantiste et inique (zulm), ou tout du moins sclérosé (djumud). En ce sens, la Nahda se rapporte à un processus visant au changement, plutôt qu'à un événement précis, et on comprend aisément que sa nature peut varier en fonction des origines sociale, politique et géographique de ses acteurs. Il convient par conséquent de chercher à définir des discours, plutôt que d'établir une date ou un événement historique ponctuel.

Pour clarifier le phénomène, l'historiographie distingue généralement trois grands courants : une Nahda culturelle, une Nahda politique et une Nahda religieuse. Sur le plan culturel, les historiens et les spécialistes de littérature ont souvent évoqué la modernisation de la langue arabe au sein des communautés chrétiennes du Levant ou ailleurs, dès la seconde moitié du XIXe siècle, comme élément fondateur de la Nahda. De fait, de nouvelles structures littéraires qualifiées de modernes émergent, comme la nouvelle (qissa) et le roman (riwaya), mais les auteurs ne négligent pas, pour autant, de réhabiliter les structures anciennes de la littérature arabe, comme celles de la qasida, format poétique utilisé par les poètes arabes de la période antéislamique. Pour les journalistes et les individus formés aux métiers de la presse, la révolution conduite par les Jeunes-Turcs[2] en 1908, qui met un terme à la suspension de la Constitution de 1876 et permet la réouverture du Parlement, est considéré comme le début de la Nahda, l'Egypte mise à part dans la mesure où celle-ci avait déjà bénéficié d'un cadre d'expression beaucoup plus libéral depuis une génération.

Du côté des acteurs politiques, qui contribuent à l'élaboration des structures de l'Etat moderne, la Nahda se manifeste à travers la chute de l'Empire ottoman et les luttes contre les puissances européennes. Les principaux épisodes sont les suivants : la Révolte arabe de 1916 menée par le Chérif Hussein de la Mecque[3] ; la Révolution de 1919 en Egypte visant à mettre un terme au protectorat britannique établi de fait en 1882 et imposé de droit en 1914 ; la lutte menée contre les Français en 1919-1920 par l'un des fils du Chérif Hussein ayant proclamé un royaume arabe à partir de Damas ; la Révolte de 1920 en Irak suscitée par une coalition de dignitaires religieux sunnites, chiites et chrétiens de Bagdad et du sud du pays afin de mettre un terme à l'occupation britannique ; la Révolte des Druzes contre les Français dans la Syrie mandataire au milieu des années 1920. Tous ces événements sont perçus comme l'expression par excellence de la Nahda nationale, ici synonyme d'indépendance.

Dans ces domaines politique et culturel, la Nahda s'opère généralement indépendamment de l'origine confessionnelle des acteurs. Les journalistes et écrivains partisans d'une Nahda culturelle sont chrétiens, juifs et musulmans, tout comme ses acteurs politiques nationalistes. Le troisième courant de la Nahda, en revanche, est déterminé par l'appartenance religieuse. Dans les communautés chrétiennes et juives, en effet, la Nahda entretient un rapport étroit avec l'Occident, à travers l'établissement d'écoles chrétiennes par les Français, les Britanniques et les Américains, des écoles de l'Alliance israélite universelle et de l'Anglo-Jewish Association pour les juifs. Elles forment un nombre sans cesse croissant d'élèves et d'étudiants, pour partie musulmans, aux sciences, à l'usage des langues européennes et à l'éducation religieuse moderne. Dans les structures éducatives spécifiquement réservées aux musulmans, si le lien avec l'Occident existe, il exerce une influence d'une nature toute autre dans la mesure où la conscience est forte d'avoir à effectuer une sélection entre ce qui est acceptable « en islam » et ce qui ne l'est pas.

Cet exposé, consacré à ce troisième et dernier volet de la Nahda appelé « réformisme islamique », a pour objectif de saisir les enjeux de la relation qu'entretiennent les savants musulmans avec le concept de « science », entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Il s'intéresse à trois ulémas ayant marqué le Moyen-Orient arabe : Jamal Al-Din Al-Afghânî[4], Muhammad ‘Abduh[5] et Muhammad Rashid Rida[6]. A son arrivée en Egypte en 1871, Al-Afghânî rencontre Muhammad ‘Abduh, un étudiant à l'Université d'Al-Azhar[7] avec qui il agit en marge de cette institution. L'un et l'autre sont convaincus que l'Umma est condamnée au déclin si l'islam n'est pas revitalisé de l'intérieur, ils repensent donc en profondeur le rapport aux fondements de la religion musulmane. Ils condamnent ce qu'ils appellent l'imitation aveugle (taqlid), et plaident en faveur de l'exercice de la raison et de l'interprétation personnelle, l'ijtihâd[8]. Ils estiment en effet que tout homme, s'il maîtrise la langue arabe et s'il est sain d'esprit, est en mesure de comprendre le Coran conçu comme parole de Dieu et la Sunna qui récapitule les « faits » et les « dits » attribués à Muhammad. Ces propos leur valent le qualificatif – répandu mais discuté chez les orientalistes comme au dehors – de « protestants musulmans », en raison de l'analogie de la démarche entre Afghani et Luther[9] visant à un retour aux sources par-delà une partie du corpus de la tradition.

Selon leur lecture de l'histoire, les premiers califes musulmans au VIIe siècle auraient encouragé, du fait de leur foi, la communauté musulmane à développer la science qualifiée de noble et à pratiquer l'idjtihad, méthode qui aurait grandement contribué au développement des sciences pendant la période abbasside[10]. Ils ajoutent que la « religion » se serait par la suite affaiblie et les divisions entre musulmans accentuées, provoquant un déclin du monde sous autorité musulmane. La conclusion qu'ils en tirent est que pour survivre et se régénérer, les musulmans devraient mettre en pratique « l'esprit de la Nahda », dont seul l'islam pur, raisonné et fédérateur des origines pourrait fournir les outils. Tous les ulémas, prédicateurs et imams de la terre sont ainsi appelés à prêcher l'esprit d'unité de la « nation musulmane » (umma), en suivant l'exemple des « pieux ancêtres » (salaf). Pour cette raison, ces ulémas sont considérés comme les fondateurs du salafisme[11].

Portrait de Jamal al-Din al-AfghaniInformationsInformations[12]
Portrait de Muhammad ‘Abduh
  1. Nahda

    littéralement: « éveil » en arabe. Le terme désigne un ensemble de réformes sur les plans politique, littéraire, artistique, social et religieux, au Moyen-Orient arabe dès la seconde moitié du XIXe siècle, au contact avec l'Europe.

  2. Jeunes-Turcs

    opposants à la politique de Abdülhamid II, organisés sous la forme de comités. L'un de leurs objectifs est de rétablir la Constitution ottomane suspendue par le sultan en 1878. Très vite exilé, le mouvement s'organise à l'étranger, où il fusionne avec le Comité Union et Progrès (CUP), en majorité composé de militaires. Face à la pression, le sultan Abdülhamid rétablit la Constitution le 23 juillet 1908 et, lorsque la décision est rendue publique le lendemain, elle est aussitôt associée à une révolution (inqilab), en particulier pour les intellectuels, écrivains et journalistes, qui y voient le début d'une ère de libertés, en particulier dans les domaines politique et de la presse. Si, à long terme, la politique jeune-turque entraine une profonde déception chez les penseurs arabes, en raison d'une violente politique de turquification de l'Empire, ils lui réservent dans un premier temps un accueil chaleureux, à l'image de Muhammad Rashid Rida. Celui-ci signe en effet un article dans la revue Al-Manar le 28 juillet 1908, dans lequel il fait l'apologie de la révolution jeune-turque.

  3. Hussein Ibn ‘Ali

    (1856-1931) : notable originaire de la Mecque. Le terme « chérif », qui signifie « noble » en arabe, est un titre porté par les gardiens des lieux saints de la Mecque et de Médine. Le titulaire est considéré comme un descendant de la famille du prophète de l'islam, Muhammad. En 1916, le Chérif Hussein s'allie aux Britanniques contre les Ottomans, convaincu d'avoir reçu les garanties nécessaires en vue d'établir un royaume arabe, sans que la nature de celui-ci ni ses frontières n'aient été définies. Il est reconnu comme le roi du Hedjaz de 1916 à 1925. Abandonné par ses alliés britanniques, il est chassé de la péninsule par le chef de tribu Ibn Seoud, futur fondateur du royaume d'Arabie saoudite.

  4. Jamâl al-Dîn al-Afghânî

    (1838-1897) : originaire d'Asie centrale, Al-Afghânî est un savant formé dans la tradition chiite mais cherchant à promouvoir l'unité musulmane contre des menaces extérieures. Il exerce une activité considérable à partir du Caire, d'Istanbul, de Paris et de Téhéran. Il entretient des contacts suivis avec des acteurs influents. Membre temporaire d'une loge franc-maçonne, il entend cependant combattre la domination européenne sur les plans politique, militaire et culturel. Il est l'auteur de de Le réfutation des matérialistes (1881) et le co-fondateur avec Muhammad ‘Abduh de la revue Le lien indissoluble (Al-‘Urwa Al-Wuthqa) à Paris en 1884. Il est considéré comme la référence incontournable du « réformisme islamique », expression comportant des acceptions parfois antinomiques.

  5. Muhammad ‘Abduh

    (1849-1905) : originaire d'un village du Delta égyptien, Muhammad ‘Abduh étudie à Al-Azhar, où il rencontre Al-Afghânî et devient son disciple. Contraint à l'exil à la suite de l'établissement du protectorat britannique, il s'établit à Beyrouth puis à Paris où il fonde, avec son maître, la revue Le lien indissoluble (Al-‘Urwa Al-Wuthqa) en 1884. De retour en Egypte, il est nommé aux plus hautes fonctions religieuses mais ne parvient pas à mettre en œuvre la réforme qu'il souhaite à l'Université al-Azhar. Il est l'auteur de nombreux ouvrages théologiques, dont un Traité de l'unicité divine (1897).

  6. Muhammad Rashid Rida

    (1865-1935) : originaire d'un village dans le nord du Liban, Muhammad Rashid Rida se rend au Caire après ses études, où il co-fonde la revue al-Manar (1898-1940) avec Muhammad ‘Abduh dont il revendique l'intégralité de l'héritage intellectuel après sa mort. Dans les années 1920, il cherche à instaurer un nouveau type de califat après l'abolition décidée par Atatürk en 1924, il s'oppose à d'autres savants « réformistes » tel que ‘Alî Abd al-Razîq dont il réclame la condamnation, il obtient l'appui financier d'Ibn Seoud pour la promotion de ses ouvrages et cautionne l'idéologie portée par les Frères musulmans dont le premier groupe est fondé en 1928 par Hassan al-Bannâ.

  7. Université d'Al-Azhar

    fondée à l'initiative de la dynastie chiite des Fatimides au Xe siècle, Al-Azhar est la plus ancienne institution d'études de l'islam au Moyen-Orient. Elle représente, après la chute des Fatimides, la référence majeure du sunnisme de langue arabe. Concurrencée par d'autres établissements surtout depuis la seconde moitié du XXe siècle, elle reste, aujourd'hui encore, un centre universitaire de renom pour l'islam sunnite.

  8. Ijtihâd

    littéralement « le fait de se donner de la peine ». En ce sens, le terme désigne le raisonnement individuel. Les oulémas et les juristes musulmans accomplissent cet effort de réflexion pour interpréter les textes fondateurs de l'islam et en déduire le droit musulman. Des penseurs musulmans de la fin du XIXe siècle ont appelé à une « réouverture des portes de l'ijtihâd », dans la perspective d'une réforme de l'islam.

  9. Martin Luther

    Théologien, professeur et homme d'Eglise allemand. Membre de l'ordre religieux des Augustins, il se révolta pour des raisons principalement théologiques et mystiques contre l'Eglise catholique et romaine en affirmant la primauté de l'Ecriture (la Bible) et de la foi. Le symbole de sa révolte est la publication en 1517 de 95 « thèses » nouvelles ; cette date est considérée comme le début de la Réforme. Ses principaux écrits parurent en 1520, et sa pensée se répandit partout en Europe, mais s'implanta principalement dans les territoires du Saint Empire romain germanique. Ses divergences avec Rome portent surtout sur la gratuité de la grâce divine et sur la conception de la Cène. De lui se réclament divers courants du protestantisme. En 1525, il ne soutient pas les paysans révoltés qui s'inspiraient de ses affirmations sur la liberté chrétienne et il s'oppose à l'humanisme d'Erasme. De 1530 jusqu'à sa mort en 1546, Luther est le conseiller de la Chrétienté protestante y compris au-delà du Saint Empire romain germanique.

  10. Abbassides

    dynastie califale sunnite, dont la capitale est Bagdad et qui domine sur le Moyen-Orient, une partie de l'Afrique du Nord et de l'Asie centrale du VIIIe au XIIIe siècle. Leur Empire a été établi sur les cendres de l'Empire omeyyade en 750, et il est renversé par les Mongols en 1258.

  11. Salafisme

    salaf signifie « ancêtre » en arabe. Le terme désigne un des courants du réformisme islamique de la fin du XIXe siècle en Egypte, il vise à régénérer l'islam de l'intérieur, en s'inspirant du modèle des « pieux anciens ». Muhammad Rashid Rida est considéré par beaucoup comme l'un des pères du salafisme.

  12. Domaine public (1897-1938)

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Aline Schlaepfer, Université de Genève (Suisse) Réalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)