L'émirat des Chéhab (1697-1841). Le mandat de Béchir II (1789-1840)

La dynastie, les notables et les paysans

Les Chéhab occupent le sommet de l'échelle sociale. Ils prennent le titre d'émir porté par tous les membres de la famille. L'émir en exercice s'attribue le titre de « grand émir gouverneur ». Les émirs Arslan[1] et Aboullama[2] occupent le deuxième rang. Ces derniers, comme les Chéhab, embrassent le christianisme au XVIIIe siècle et peuvent seuls contracter mariage avec eux. Puis suivent les familles des cheikhs divisés en               « grands » et « petits ». Selon des conventions particulières, ces familles autorisent l'intermariage. Dans cette société d'ordre, le rang est scrupuleusement respecté. L'égard dû à une personne ne diminue pas si elle devient pauvre et ne grandit pas si elle devient riche. Les alliances entre les notables se nouent et se dénouent selon l'intérêt politique mais pas selon la croyance religieuse. Le bipartisme est de règle : aux Qaysi et Yamani se substituent les Joumblatti[3] et les Yazbaki[4] après 1750. Les chrétiens se rallient à l'un ou à l'autre de ces partis. Chaque famille de notables exerce son pouvoir sur un ou plusieurs districts. Le notable s'appelle moukataaji et le district sous sa tutelle moukataa. Le moukataaji remplit au moins 5 fonctions :

  1. Protectrice-vitale : le moukataaji doit assurer la subsistance des paysans placés sous sa tutelle en leur fournissant du travail sur ses terres, habituellement selon le mode de fermage ou d'association ; il veille à la sécurité de leurs personnes et de leurs biens.

  2. Fiscale : il perçoit les taxes dans son district, il y contribue parfois lui-même, dans une faible mesure, et en soustrait les sommes nécessaires à son administration locale.

  3. Judiciaire : il juge les délits de ses sujets, mais les actes criminels relèvent du tribunal de l'émir gouverneur.

  4. Militaire : il entretient une milice à la disposition de l'émir pour assurer l'ordre intérieur ou régler ses démêlés éventuels avec les pachas[5] turcs.

  5. Elective : il participe avec ses pairs à l'élection de l'émir. Cette élection s'effectue par concertation plutôt que par vote. Néanmoins, elle atténue le caractère héréditaire de l'émirat et lui donne un souffle absent des institutions ottomanes.

Les paysans forment l'autre catégorie sociale, placée sous celle des notables. La relation paysan-notable n'est pas fondée sur la religion, elle ne comporte ni cérémonial d'investiture, ni serment de fidélité. La plupart des chrétiens des districts mixtes font allégeance aux moukataaji druzes[6] et une bonne partie d'entre eux en dépendent pour leur subsistance. Il existe deux types de paysans : les uns possèdent leurs propres terres et sont indépendants, les autres en sont dépourvus, mais essayent d'en acquérir par la force du travail ordonné selon les différentes formes d'affermage. Quelle que soit l'originalité de l'iktaa` par rapport à d'autres systèmes socio-politiques en vigueur dans l'Empire ottoman, le paysan est assujetti au sultan par le versement du miri[7] . L'émir gouverneur obtient l'allégeance de ses pairs, acquitte les impôts et reçoit la pelisse d'investissement.

  1. Arslan

    Famille druze notable installée dans la région du temps des premiers califes abbassides. Ils portent le titre d'émir et participent activement à la vie politique de l'émirat. Les émirs Arslan occupent le poste de caïmacam : Ahmad (1796-1847) et Amine (1809-1858). D'autres émirs jouent un rôle régional important, dans ou en dehors du Liban contemporain tels que Chakib Arslan (1869-1946), son frère Adel Arslan (1887-1954), Fouad Arslan (1874-1930), Majid Arslan (1908-1983) élu 12 fois député et plusieurs fois ministre notamment de la Défense.

  2. Aboullamaa, Abillama, Bellama

    Famille de notables dont l'origine remonte à la tribu arabe Himyar du Yémen. Une branche émigre vers la région syro-libanaise et domine la province clef du Matn. La bataille d'Ain Dara en 1711 affermit le pouvoir de la dynastie Chehab, et consacre l'ascendance des Aboullama au sein des familles notables en leur permettant de contracter mariage avec les Chehab. Les deux familles commencent à connaître des conversions au christianisme, sous le rite maronite, vers la fin du XVIIIe siècle. A la chute de l'émirat orchestrée par les Ottomans, les Aboullamaa se trouvent propulsés au-devant de la scène pour gouverner le caimacamat. Ils continuent à occuper des postes importants durant le moutasarrifyat et au sein de la République libanaise.

  3. Joumblatti

    Famille de notables d'origine kurde qui essaye de se rendre autonome à Killis et à Alep. Certains descendants s'installent au Mont-Liban au XVIIe siècle, adoptent la croyance druze et se mêlent aux luttes de pouvoir déclarées sous les Maan. Le cheikh Ali (1690-1778), chef spirituel et politique, assoie l'autorité de la famille, acquiert une notoriété régionale et participe aux dissensions de la famille Chehab. Il soutient en 1760 l'émir gouverneur Mansour contre son corégent Ahmad, puis il le discrédite et pousse au pouvoir l'émir Youssef fils de l'émir Melhem. Il aide l'émir Youssef pour arrêter la poussée de Dahir al-Umar vers le Mont-Liban en connivence avec ses coreligionnaires chiites, puis il se laisse gagner par Jazzar pacha et s'oppose à l'émir. Le cheikh Ali meurt en 1778, son fils Béchir le remplace. Cheikh Béchir aide Béchir II à accéder au pouvoir et tient la haute main sur les affaires de la Montagne jusqu'en 1823. A ce moment, le cheikh essaye d'évincer l'émir et une lutte acharnée se déclare entre les deux hommes qui se termine par la défaite et la mort du cheikh Béchir à Acre en 1825. Les Joumblatt conservent leur influence durant la période de troubles qui suit la chute de l'émirat en 1840. Le cheikh Said acquiert un prestige supérieur au caïmacam Arslan. Impliqué dans les évènements de 1860, il meurt en prison en 1861. Son fils Nassib (1855-1922) dispute le caimacamat du Chouf aux Arslan. Le prestige de cette maison se perpétue dans l'Etat du Liban avec Madame Nazirah (1890-1951), Kamal Bey (1917-1977) fondateur du Parti socialiste progressiste et son fils Walid Bey.

  4. Yazbaki

    Joumblati-Yazbaki est une nouvelle division bipartite qui émerge en 1750 et adopte le même modèle d'organisation que celui des qaysi-yamani jusqu'en 1920. Ces groupements cèdent la place à la formation des partis modernes au sein de la République libanaise. Cependant des réminiscences de cette division subsistent.

  5. Pacha

    « Pacha » est un titre honorifique décerné à des dignitaires turcs de rang élevé au sein de l'Empire ottoman. Il se place après le nom, n'est pas héréditaire et devient l'apanage des gouverneurs des provinces et des vizirs de la capitale.

  6. Druzes

    Adeptes d'une doctrine chiite, dérivée de l'ismaïlisme et dotée de textes de références spécifiques. Ils s'organisent sous le régime des Fatimides, au XIe siècle. L'ésotérisme de l'enseignement s'articule autour du calife al-Hakim identifié à l'intellect universel ou 'aql. Les premiers personnages qui prêchent la nouvelle doctrine sont Anushtegin al Darazi (d'où le terme « druzes »), Turc, et Hamza ibn ‘Ali d'origine perse. La mort du calife en 1021 a pour résultat de faire disparaître d'Egypte le mouvement qui se répand auprès des paysans du mont Hermon. Les druzes constituent une communauté fermée, ayant leurs coutumes propres. La communauté divisée en « sages » (uqqal-s) et en « ignorants », les premiers étant tenus d'observer sept commandements. Les druzes conservent certains éléments du culte musulman, mais ils tiennent des réunions secrètes dans des lieux de culte particuliers. Ils attendent la réapparition d'al-Hakim et de Hamza qui doivent établir la justice en ce monde. Les druzes se développent surtout au Mont-Liban où quelques familles telles que les Tannoukhs-Buhturs s'installent sur les hauteurs de Beyrouth et s'illustrent dans la lutte contre les Francs. Les Maan établissent une réelle dynastie avec l'avènement des Ottomans, agrègent les familles notables telles que les Joumblatt, les Arslan, instituent un émirat au Liban et dans certaines régions limitrophes et associent les chrétiens aux besognes du régime. Sous les Chehab, les familles notables gardent leur pouvoir sur leurs districts devenus mixtes. Le conflit égypto-ottoman et l'ingérence des puissances européennes rompent l'entente entre les druzes et les maronites et amènent la chute de l'émirat en 1840. Une partie de la communauté s'installe au Hauran en Syrie au XIXe siècle et parvient à tenir tête aux Turcs à la veille de la première guerre mondiale et au mandat français entre 1925-1927. Elle donne son nom à la région qui s'appelle Jabal al-Duruz et joue un rôle déterminant à chaque tournant de l'histoire de la Syrie. Une autre communauté se développe en Palestine et pactise avec l'Etat d'Israël où les druzes sont seuls mobilisables parmi les Arabes dans l'armée. Les trois communautés ont leur propre hiérarchie spirituelle avec une reconnaissance de la primauté libanaise et entretiennent entre elles et avec la diaspora une solidarité exemplaire.

  7. Miri

    Tribut annuel que versent les gouverneurs des vilayet-s, au trésor central de l'Empire ottoman. Il peut être acquitté en plusieurs versements selon le calendrier fiscal habituel. Le miri du Mont-Liban équivaut à 3500 bourses, mais ce montant connaît des majorations exorbitantes entre 1730 et 1860, reflétant la situation économique difficile de l'Empire ottoman aux prises avec la révolution industrielle.

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