Migrations religieuses (XVIe–XIXe siècles)

Une plaque tournante du chemin de l'exode : Francfort

Les réfugiés de 1685 trouvent sur leur route des Églises réformées francophones déjà plantées par leurs coreligionnaires. Depuis certaines régions de France ou de l'actuelle Belgique, ils ont fui les persécutions nées des guerres de religions au XVIe siècle puis la dégradation des conditions d'application de l'Édit de Nantes (« l'étouffement à petites goulées », Janine Garrisson) au XVIIe siècle. Dès les années 1660, les autorités politiques et religieuses de certains pays du « Refuge » commencent à consigner ce qui concerne ces réfugiés protestants dans des registres particuliers. Par marche, calèche, bateau... les chemins sont variés et les destinations nombreuses, même si, à partir de points de convergence comme Lyon ou Nice, les réfugiés s'orientent principalement vers les pays protestants d'Europe : la Suisse, l'Allemagne, les Provinces-Unies et l'Angleterre ; un plus petit nombre se rend dans les pays scandinaves et en Russie ; un dernier groupe, souvent dans un deuxième temps, prend la route de l'Amérique (New York, Caroline du Sud) ou de l'Afrique du Sud.

Dans quelles conditions les huguenots quittent-ils le pays ? Les termes de la révocation sont clairs : aux pasteurs sont laissées au maximum deux semaines pour partir, alors que les fidèles, censés s'être convertis ou se convertir, se voient interdire toute fuite vers l'étranger. Cela signifie que la plupart des quelque 150 à 200 000 huguenots qui quittent la France doivent le faire dans la clandestinité. Comme le souligne Myriam Yardeni, la chose paraît au départ plus simple pour les pauvres que pour les riches. Si ces derniers doivent se préoccuper de la vente ou du transfert de leurs biens, les premiers peuvent immédiatement prendre le chemin de l'exil. A l'inverse, une fois le chemin de l'exode emprunté, les choses deviennent bien plus complexes pour les pauvres que pour les riches. Il faut suivre des voies inconnues et souvent dangereuses, fréquentées par des brigands ou des mercenaires désœuvrés. Il faut ensuite assurer le ravitaillement, ce qui est particulièrement difficile sur le territoire français. Il faut enfin payer des passeurs souvent peu scrupuleux. Le voyage est donc bien plus facile pour ceux qui ont tissé des liens de commerce dans les différentes régions traversées, qui disposent de moyens pour payer les frais du voyage ou qui entretiennent des contacts dans les pays d'accueil.

Le pouvoir français fait tout pour empêcher les réformés de s'exiler, car le roi se rend bien compte, selon la logique économique du temps, que perdre des hommes, c'est perdre de la richesse. Aussi fait-il strictement surveiller les protestants tentés de fuir. Il ne rechigne devant aucun moyen de contrainte, plus par souci de dissuasion d'ailleurs que par volonté de châtier les coupables : prison, procès ou envoi aux galères sont alors monnaie courante. Il entretient aussi une forte propagande destinée à montrer que l'exil est un mauvais choix. Il répand par exemple la nouvelle selon laquelle 10 000 réfugiés parvenus en Angleterre seraient morts de faim. Du coup, les protestants réagissent, développant les premiers éléments d'une mythologie qui tend à vanter l'accueil enthousiaste réservé aux victimes de la persécution.

L'un des hauts-lieux de passage est constitué par la « plaque tournante » (Michèle Magdelaine) de Francfort. Cette ville allemande connaît en effet d'importantes communautés de réfugiés dès le XVIe siècle (entre autres une française, une anglaise et une néerlandaise). La communauté francophone se développe passablement au XVIIe siècle, avec des pasteurs qui jouent un rôle théologique, ecclésial et politique important. Mais pourquoi Francfort attire-t-elle pareillement les réfugiés ? Proche du confluent du Rhin et du Main, la cité est d'abord un carrefour sur le plan routier et économique. Il est, en effet, facile d'y arriver et d'en repartir. Politiquement, la ville est Reichunabhängig[1]. Économiquement, elle est déjà une place financière très importante. Certes, tous les réfugiés ne passent pas par Francfort et, à la vérité, très peu sont autorisés à y demeurer. Mais cette ville constitue néanmoins un lieu clé du Refuge. Ici comme ailleurs, les flux de huguenots commencent à se faire plus importants à partir des années 1660 pour augmenter de manière impressionnante à partir de 1680. Selon Michèle Magdelaine, entre 1685 et 1695, ce ne sont pas moins de 63 700 réfugiés qui passent ou repassent par Francfort. Ils sont quelque 34 000 durant la décennie qui suit.

Le consistoire de l'Église réformée francophone, tient, dès 1686, des registres indiquant la nature de l'aide octroyée aux réfugiés. Ces sources indiquent en général de nombreux éléments : noms, prénom, situation familiale, profession, origine géographique, itinéraire suivi, destinations choisies, sommes accordées. Les réfugiés qui parviennent à Francfort y arrivent souvent seuls, mais aussi parfois en famille, voire en famille élargie, ce qui est particulièrement le cas chez les paysans. Il y a parfois des groupes constitués d'une même région, qui se sont retrouvés en Suisse, où ils ont décidé de poursuivre le voyage ensemble et qui quittent ensemble Francfort pour d'autres lieux. Il y a enfin des regroupements par profession, comme celle des drapiers par exemple : il semble que le choix de fuir ainsi soit dicté par la volonté de trouver ensemble du travail, peut-être au service d'un prince. Dans certains cas, en effet, les groupes de personnes d'une même profession répondent aux offres faites par certains princes ou magistrats de telle ou telle région d'Allemagne qui ont clairement affiché leur souhait de voir s'implanter, là des militaires, là des artisans, là toute personne se présentant. Cela montre que les princes promulguant des édits d'accueil pour les réfugiés agissent aussi de manière intéressée sur le plan économique. C'est le cas du Brandebourg avec l'édit de Potsdam, promulgué en 1685 par l'électeur Frédéric-Guillaume[2]. Ce dernier se montre soucieux d'attirer dans ses terres dévastées par la guerre de Trente Ans des huguenots susceptibles de repeupler les campagnes et de relancer la vie économique.

Les réfugiés passés par Francfort vont généralement s'établir dans le Brandebourg ou en Hesse-Cassel, une autre principauté protestante dont le souverain a également promulgué un édit d'accueil. A côté de ces deux régions, il faut encore mentionner les Pays-Bas, en particulier la Hollande, où ils affirment souvent vouloir se rendre directement. Tel n'est pas le cas des réfugiés en partance pour le Brandebourg, qui envisagent aussi de s'établir en Hesse, Brême etc. Le Brandebourg, en effet, quoiqu'offrant des conditions avantageuses, ne séduit guère les réfugiés, qui craignent sans doute un déracinement presque total dans un pays où l'on ne parle pas leur langue et dans lequel les activités économiques, agricoles en particulier, sont dictées par des conditions climatiques bien différentes de celles du Midi de la France : ici, point de châtaigneraies ni de vignobles. Les échecs ne sont pas négligeables, certains réfugiés reviennent près de quinze fois à Francfort. Ils n'ont souvent pas trouvé d'emploi fixe ou se rendent compte que la langue est un obstacle important. D'autres ont appris que leurs parents sont restés dans telle ou telle ville, comme Genève, et y retournent, espérant s'y installer ou pouvoir entreprendre à nouveau la route de l'exil en compagnie des leurs. Une majorité semble se fixer, d'autres n'y parviennent jamais et deviennent marginaux, vivant au crochet de donateurs jusqu'à leur mort.

  1. Reichunabhängig

    La ville dépend directement de l'empereur et jouit donc d'une autonomie très large au sein de l'Empire romain-germanique.

  2. Frédéric-Guillaume (1620-1688)

    Électeur de Brandebourg (un des princes qui élit l'empereur d'Allemagne) et prince de Prusse dès 1640. Souverain réformé, c'est-à-dire inscrit dans le calvinisme, il règne cependant sur un peuple majoritairement luthérien. Arrivé au pouvoir durant les dernières années de la guerre de Trente Ans, il défend, lors des traités de paix, son territoire. Celui-ci s'accroît considérablement durant son règne. Il se veut le champion de la cause protestante.

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