Pour l’archevêque de Milan, le cardinal Angelo Scola, les chrétiens orientaux, à travers les épreuves qu’ils sont en train de vivre, livrent un message universel qui déborde les frontières de l’Église.
« L’histoire de l’Église, la véritable histoire de l’Église, est l’histoire des saints et des martyrs : les martyrs persécutés. » C’est en ces termes que le pape François rappelait tout le « cas sérieux » de l’existence chrétienne : le témoignage auquel chaque baptisé est appelé, même devant la persécution, même – si Dieu le lui demande – jusqu’à l’effusion du sang. C’est une réalité, prévue sans ambages dans le discours missionnaire du chapitre 10 de l’Évangile de Matthieu, et confirmée par 2 000 ans d’histoire. Mais la toucher de la main aujourd’hui parmi les réfugiés d’Erbil, comme j’ai pu le faire en juin dernier à l’invitation des Patriarches Béchara Raï et Louis Sako, est une expérience qui reste gravée dans la mémoire et dans le coeur.
Saint Maxime le Confesseur, reprenant une expression paulinienne (1Co 2,16), affirme qu’avoir « la pensée du Christ » signifie penser selon le Christ, mais surtout « Le penser en toutes choses » : tel est le sens de l’Incarnation, tel est le génie du Christianisme. Que signifie alors avoir la pensée du Christ devant ce qui se passe au Moyen-Orient ? Je crois que cela signifie, avant même toutes les considérations géopolitiques, économiques ou stratégiques, se trouver devant une simple constatation : sur ces terres, c’est un martyre qui se consume. La pensée du Christ est un principe qui explique le réel, tout le réel, et il me semble qu’elle nous confie ici au moins trois leçons.
Un trésor précieux
La première concerne la place du martyre dans la vie de l’Église. C’est un fait que se sont entrecroisés ces dernières décennies dans cette région du monde deux phénomènes particulièrement tragiques : d’un côté, la tentative de construire des États plus homogènes ; de l’autre, un retour du fondamentalisme islamiste qui, à partir des années 1960, a réintroduit un langage religieux et des pratiques discriminatoires qui semblaient désormais définitivement dépassés. Puis l’effondrement de beaucoup d’États du Moyen-Orient, ratifié par les révoltes de 2011, a enclenché la dernière, radicale, étape : de la discrimination on est passé à la persécution ouverte, qui a contraint des populations entières à abandonner en toute hâte leurs maisons pour ne pas être massacrées.
Personnellement, quand j’ai visité les camps de réfugiés d’Erbil, j’ai été impressionné par les conditions de dénuement radical dans lesquelles les réfugiés chrétiens – et des autres minorités persécutées – sont contraints à vivre après avoir dû abandonner leur ville et leur maison devant l’avancée hostile des terroristes. Et pourtant, dans une situation si difficile, j’ai vu en eux une dignité admirable. Mais ce qui, plus que tout, continue à m’interroger et à me provoquer, c’est la foi extraordinaire qui anime leur espérance, même face à un avenir qui apparaît comme en suspens.
La vraie victoire
Et pourtant, la leçon que les chrétiens orientaux livrent au monde n’est pas une simple affaire intra- ecclésiale. Elle a aussi des enseignements politiques très concrets à offrir, qui
permettent d’identifier de manière plus profonde le virus qui a détruit des pays entiers, de la Syrie à l’Irak. D’où vient en effet cette maladie ? De la recherche de la victoire à tout prix, à travers la domination et l’anéantissement de l’adversaire. Le processus de « dé-humanisation » qui s’ensuit investit tout d’abord celui qui est « religieusement différent », mais il ne s’arrête pas là.
Face à un tel projet, les martyrs d’aujourd’hui disent clairement « Non ! ». Ceci n’est pas la voie pour le Moyen-Orient. Plus d’homogénéité ne signifie pas moins de conflits, parce qu’il y aura toujours quelqu’un de « plus fondamentaliste que moi », qui cherchera à me plier à son credo. Et ce n’est pas cela, la victoire à atteindre, même sur le plan temporel. La victoire authentique, en effet, c’est la Pâque, c’est le Christ Ressuscité qui accepte de porter sur lui le péché du monde et, par son obéissance, détruit le corps du péché (cf. Rm 6,6). Une victoire de portée universelle qui embrasse même celui qui ne croit pas.
Changer de pas
Mais l’épreuve si dure que traversent les communautés chrétiennes orientales met aussi impitoyablement en lumière l’abdication de l’Occident. Tandis que les États-Unis contribuaient activement à la déstabilisation de l’Irak, l’Europe, elle, a donné la preuve de toute son impuissance en Syrie. Trahissant sa mission historique de défendre la liberté et ce que l’on appelle les « valeurs européennes » qu’elle voudrait à présent opposer au terrorisme, l’Union a préféré regarder ailleurs. Prise par son propre narcissisme, et elle s’est réveillée uniquement lorsque les colonnes de réfugiés ont commencé à se presser sur ses frontières.
Toutefois, pour que toute initiative puisse avoir quelque chance de succès, il est absolument prioritaire d’élaborer une sorte de « Plan Marshall », qui garantisse la possibilité de choisir de rester sur place ou d’y revenir ; exactement comme il en fut en Europe à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’un continent en ruines trouva en quelques années la voie pour renaître de ses cendres. Le pouvoir énorme que la technologie nous accorde porte avec lui une capacité préoccupante de destruction, dont le Moyen-Orient fait aujourd’hui l’amère expérience. Mais il offre aussi la possibilité d’inverser des situations qui semblent irrémédiablement compromises. Parce que, comme l’écrit le pape François dans son encyclique Loué sois-tu (n° 13) « le Créateur ne nous abandonne pas, jamais il ne fait marche arrière dans son projet d’amour, il ne se repent pas de nous avoir créés. L’humanité possède encore la capacité de collaborer pour construire notre maison commune. »
S. Em. Card. Angelo Scola