La présentation, par Galilée, des deux grands systèmes du monde (extraits)

Sagredo : J’ai toujours trouvé fort téméraires de vouloir limiter ce que la nature peut faire et sait faire en le mesurant aux capacités humaines ; de la nature, les esprits les plus spéculatifs ne peuvent connaître entièrement le plus petit effet. Cette vaine prétention de comprendre le tout vient forcément de ce qu’on n’a jamais compris quelque chose : quand on a, ne fût-ce qu’une fois, fait l’expérience de comprendre une seule chose parfaitement et goûté vraiment au savoir, on sait alors que, de l’infinité des autres conclusions, on n’en comprend pas une.
Salviati : Votre raisonnement est très concluant ; l’expérience de ceux qui comprennent ou ont compris quelque chose est là pour le confirmer : plus ils sont sages, plus ils savent et avouent franchement qu’ils savent peu ; le plus sage de la Grèce, celui que les oracles ont proclamé tel [c.-à-d. Socrate], disait ouvertement connaître qu’il ne savait rien. […]
Simplicio : Ou je suis de ceux qui ne comprennent rien, ou alors votre raisonnement comporte une contradiction évidente. Parmi les plus grands éloges qu’on fait de l’homme, oeuvre de la nature, l’éloge suprême est à vos yeux qu’il peut comprendre ; or, avec Socrate, vous venez de dire qu’il ne comprend rien ; cela voudrait dire que la nature non plus n’a pas compris comment faire un intellect qui comprenne.
Salviati : Votre objection est très pénétrante. Pour y répondre, recourons à une distinction philosophique, et disons que comprendre se prend en deux sens, intensive ou bien extensive ; extensive, c’est-à-dire par rapport à la multitude des choses intelligibles – il y en a une infinité –, l’entendement humain est comme rien, quand bien même il comprendrait mille propositions, puisque mille, par rapport à l’infini, est comme zéro ; mais si on entend comprendre intensive, pour autant que ce terme implique intensité, c’est-à-dire perfection, dans la compréhension d’une proposition, je dis que l’intellect humain en comprend parfaitement certaines et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même peut en avoir ; c’est le cas des sciences mathématiques pures, c’est-à-dire de la géométrie et de l’arithmétique : en ces sciences, l’intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l’intellect humain, puisqu’il les connaît toutes, mais à mon sens la connaissance qu’a l’intellect humain du petit nombre de celles qu’il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu’elle arrive à en comprendre la nécessité et qu’au-dessus de cela il n’y a rien de plus assuré.
Simplicio : Voilà qui est parler avec audace et hardiesse.
Salviati : Ce sont là propositions communes, sans ombre de témérité ni de hardiesse ; elles n’enlèvent rien à la majesté de la sagesse divine, pas plus qu’en déclarant Dieu incapable de faire que ce qui est fait n’ait pas été fait, on ne diminue Sa toute-puissance. Mais je vous soupçonne, signor Simplicio, de tirer ombrage de mes paroles parce que vous y avez vu quelque équivoque. Pour mieux m’expliquer, je dirai que la vérité que nous font connaître les démonstrations mathématiques est celle-là même que connaît la sagesse divine ; je veux bien vous concéder que la façon dont Dieu connaît l’infinité des propositions, alors que nous n’en connaissons qu’un petit nombre, est éminemment plus excellente que la nôtre : notre façon procède par raisonnements et passages de conclusion en conclusion, alors que Sa façon est l’intuition simple ; par exemple, pour obtenir la science des propriétés du cercle (et il y en a une infinité), nous commençons par l’une des plus simples, la prenons pour définition, puis, par raisonnement, passons à une seconde, à une troisième ensuite, à une quatrième encore,
etc. ; l’intellect divin, par la simple appréhension de l’essence du cercle, sans raisonnement qui suppose du temps, comprend l’infinité entière de ces propriétés ; elles sont en effet virtuellement comprises dans les définitions de toutes les choses et finalement, tout en étant en nombre infini, peut-être ne font-elles qu’un dans leur essence et dans l’esprit divin. Cela n’est pas non plus totalement inconnu à l’intellect humain, mais une brume profonde et dense le lui dissimule ; cette brume se réduit et s’éclaircit partiellement quand nous nous sommes rendus maîtres de quelques conclusions, solidement démontrées et possédées, dont nous disposons si aisément que nous pouvons passer rapidement de l’une à l’autre ; car enfin, dans un triangle, l’égalité du carré opposé é l’angle droit avec les carrés des deux autres côtés, qu’est-ce sinon l’égalité de parallélogrammes ayant des bases communes et tracés entre des parallèles ? Et n’est-ce pas finalement la même chose que l’égalité de deux surfaces qui, appliquées l’une sur l’autre, restent dans les mêmes limites sans se dépasser ? Or ces passages que notre intellect fait dans le temps, en avançant pas à pas, l’intellect divin, à la façon de la lumière, les parcourt en un instant, ce qui revient à dire qu’il les a toujours tous présents. J’en conclus que l’entendement divin dépasse infiniment le nôtre par sa façon de comprendre et par la multitude des choses qu’il comprend ; mais je n’abaissa pas le nôtre jusqu’à le tenir pour rien du tout ; et même, quand je considère les nombreuses et merveilleuses choses que les hommes ont comprises, cherchées et réalisées, je connais alors et comprends très clairement que l’esprit humain est l’oeuvre de Dieu, l’une de ses plus excellentes.