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Au fond de cette immense vallée, la colline de Dptédin, qui porte le palais de l’émir, prenait naissance et s’élevait, comme une tour immense, flanquée de rochers couverts de lierre, et laissant pendre, de ses fissures et de ses créneaux, des gerbes de verdure flottante. Cette colline montait jusqu’au niveau du chemin en précipice où nous étions suspendus nous-mêmes ; un abîme étroit et mugissant nous en séparait. A son sommet, et à quelques pas de nous, le palais mauresque de l’émir s’étendait majestueusement sur tout le plateau de Dptédin, avec ses tours carrées, percées d’ogives crénelées à leur sommet ; les longues galeries s’élevant les unes sur les autres, et présentant de longues files d’arcades élancées et légères comme les tiges des palmiers qui les couronnaient de leurs panaches aériens ; ses vastes cours descendaient en degrés immenses, depuis le sommet de la montagne jusqu’aux murs d’enceinte des fortifications ; à l’extrémité de la plus vaste de ces cours, sur lesquelles nos regards plongeaient de l’élévation où nous étions placés, la façade irrégulière du palais des femmes se présentait à nous, ornée de légères et gracieuses colonnades dont les troncs minces et effilés, et de formes irrégulières et inégales, se dressaient jusqu’ aux toits, et portaient, comme un parasol, les légères tentures de bois peint qui servaient de portique à ce palais.
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Les vastes cours qui faisaient face au palais étaient remplies elles-mêmes d’une foule de serviteurs, de courtisans, de prêtres ou de soldats, sous tous les costumes variés et pittoresques que les six populations du Liban affectent: le Druze, le Chrétien, l’Arménien, le Grec, le Maronite, le Métualis. – Cinq à six cents chevaux arabes étaient attachés par les pieds et par la tête, à des cordes tendues qui traversaient les cours, sellés, bridés, et couverts de housses éclatantes de toutes les couleurs ; quelques groupes de chameaux, les uns couchés, les autres debout, d’autres à genoux pour se faire charger ou décharger ; et, sur la terrasse la plus élevée de la cour intérieure, quelques jeunes pages, courant à cheval les uns sur les autres, se lançaient le dgérid, s’évitaient en se couchant sur leurs chevaux, revenaient à toute bride sur leur adversaire désarmé, et faisaient, avec une grâce et une vigueur admirables, toutes les évolutions rapides que ce jeu militaire exige.
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La moitié de la chambre était remplie de secrétaires avec leurs longues robes et leur écritoire d’argent, passée en guise de poignard dans leur ceinture ; d’Arabes richement vêtus et armés ; de nègres et de mulâtres attendant les ordres de leur maître, et de quelques officiers égyptiens revêtus de vestes européennes et coiffés du bonnet grec de drap rouge, avec une longue houppe bleue pendant jusque sur les épaules. L’autre partie de l’appartement était plus élevée d’environ un pied, et un large divan de velours rouge régnait tout autour. L’émir était accroupi à l’angle de ce divan.
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C’était un beau vieillard à l’oeil vif et pénétrant, au teint frais et animé, à la barbe grise et ondoyant; une robe blanche, serrée par une ceinture de cachemire, le couvrait tout entier, et le manche éclatant d’un long et large poignard sortait des plis de sa robe à la hauteur de la poitrine, et portait une gerbe de diamants de la grosseur d’une orange. – Nous le saluâmes à la manière du pays, en portant notre main au front d’abord, puis sur le coeur; il nous rendit notre salut avec grâce et en souriant, et nous fit signe de nous approcher, et de nous asseoir près de lui sur le divan. – Un interprète était à genoux entre lui et nous. -je pris la parole, et lui exprimai le plaisir que j’éprouvais à visiter l’intéressante et belle contrée qu’il gouvernait avec tant de fermeté et de sagesse, et lui dis, entre autres choses, que le plus bel éloge que je pouvais faire de son administration, c’était de me [p. 96] trouver là; que la sûreté des routes, la richesse de la culture, l’ordre et la paix dans les villes, étaient les témoignages parlants de la vertu et de l’habileté du prince. – Il me remercia, et me fit sur l’Europe, et principalement sur la politique de l’Europe dans la lutte des Turcs et des Egyptiens, une foule de demandes qui montraient à la fois tout l’intérêt que cette question avait pour lui, et les connaissances et l’intelligence des affaires, peu communes dans un prince de l’Orient. On apporta le café, les longues pipes, qu’on renouvela plusieurs fois, et la conversation continua pendant près d’une heure.
Je fus ravi de la sagesse, des lumières, des manières nobles et dignes de ce vieux prince, et je me levai, après une longue conversation, pour l’accompagner dans ses bains, qu’il voulut nous montrer lui-même.
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Ce prince, quoique âgé de soixante-douze ans, ayant perdu récemment sa première femme, à qui il devait toute sa fortune, venait de se remarier. Nous regrettâmes de n’avoir pas pu apercevoir sa nouvelle femme: elle est, dit-on, remarquablement belle. Elle n’a que quinze ans; c’est une esclave circassienne que l’émir a envoyé acheter à Constantinople, et qu’il a fait chrétienne avant de l’épouser; car l’émir Beschir est lui-même chrétien et même catholique, ou plutôt il est comme la loi dans tous les pays de tolérance, il est de tous les cultes officiels de son pays; musulman pour les musulmans, druze pour les druzes, chrétien pour les chrétiens. Il [p. 188] y a chez lui des mosquées et une église; mais depuis quelques années sa religion de famille, la religion du coeur, est le catholicisme. Sa politique est telle, et la terreur de son nom si bien établie, que sa foi chrétienne n’inspire ni défiance ni répugnance aux Arabes musulmans, aux Druzes et aux Métualis qui vivent sous son empire. Il fait justice à tous, et tous le respectent également.
Parmi les secrétaires de l’émir se trouvait alors un des plus grands poètes de l’Arabie. Je l’ignorais, et je ne l’ai su que plus tard. Quand il apprit par d’autres arabes de Syrie que j’étais moi-même un poète en Europe, il m’écrivit des vers toujours imprégnés de cette affectation et de cette recherche, toujours gâtés par ces jeux de mots qui sont le caractère des langues des civilisations vieillies, mais où l’on sent néanmoins une grande élévation de talent, et un ordre d’idées bien supérieur à ce que nous nous figurons en Europe.
Nous dormions sur des coussins du divan étendus sur une natte, au bruit des jets d’eau murmurant de toutes parts dans les jardins, dans les cours et dans les salles de cette partie du palais. Quand il fit jour, je vis à travers les grilles [p. 189] plusieurs musulmans qui faisaient leur prière dans la grande cour du palais. Ils étendent un tapis par terre pour ne point toucher la poussière; ils se tiennent un moment debout, puis ils s’inclinent d’une seule pièce, et touchent plusieurs fois le tapis du front, le visage toujours tourné du côté de la mosquée; ils se couchent ensuite à plat ventre sur le tapis; ils frappent la terre du front; ils se relèvent, et recommencent un grand nombre de fois les mêmes cérémonies, en reprenant les mêmes attitudes et en murmurant des prières. Je n’ai pas pu trouver le moindre ridicule dans ces attitudes et dans ces cérémonies, quelque bizarres qu’elles semblent à notre ignorance. La physionomie des musulmans est tellement pénétrée du sentiment religieux qu’ils expriment par ces gestes, que j’ai toujours profondément respecté leur prière: le motif sanctifie tout. Partout où l’idée divine descend et agit dans l’homme, elle lui imprime une dignité surhumaine. On peut dire:
Je ne prie pas comme toi, mais je prie avec toi le maître commun, le maître que tu crois et que tu veux reconnaître et honorer, comme je veux le reconnaître et l’honorer moi-même sous une autre forme. Ce n’est pas à moi de rire de toi; c’est à Dieu de nous juger.
Nous passâmes la matinée à visiter les palais des fils de l’émir, qui sont à peu de distance du sien; une petite église catholique, toute semblable à nos églises modernes de village en France ou en Italie, et les jardins du palais. L’émir Beschir a fait bâtir un autre palais de campagne à un mille environ de Dptédin. C’est le seul but de ses promenades à cheval, et c’est presque le seul chemin où un cheval, même arabe, puisse galoper sans péril; partout ailleurs les sentiers qui mènent à Dptédin sont tellement escarpés et suspendus sur les bords à pic de tels précipices, qu’on ne peut y passer sans frémir, même au pas.
Avant de quitter Dptédin et Deïr-El-Kammar, je transcris des notes véridiques et curieuses, que j’ai recueillies sur les lieux, concernant le vieillard habile et guerrier que nous venons de voir.
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Les Maronites sont soumis à l’émir Beschir et forment, avec les Druzes et les Métualis, une espèce de confédération despotique, sous le gouvernement de cet émir. Bien que les membres de ces trois nations diffèrent d’origine, de religion et de moeurs, qu’ils ne se confondent presque jamais dans les mêmes villages, l’intérêt de la défense d’une liberté commune et la main forte et politique de l’émir Beschir les retiennent en un seul faisceau. Ils couvrent de leurs nombreuses habitations l’espace compris entre Latakié et Saint-Jean-d’Arc d’un côté, Damas et Bayruth de l’autre. Je dirai un mot à part des Druzes et des Métualis.
Les Maronites occupent les vallées les plus centrales et les chaînes les plus élevées du groupe principal du mont Liban, depuis les environs de Bayruth jusqu’à Tripoli de Syrie. Les pentes de ces montagnes, qui versent vers la mer, sont fertiles, arrosées de fleuves nombreux et de cascades intarissables; ils y récoltent la soie, l’huile, l’orge et le blé; les hauteurs sont presque inaccessibles, et le rocher nu perce partout les flancs de ces montagnes; mais l’infatigable activité de ce peuple, qui n’avait d’asile sûr pour sa religion que derrière ces pics et ces précipices, a rendu le rocher même fertile; il a élevé d’étage en étage, jusqu’aux
dernières crêtes, jusqu’aux neiges éternelles, des murs de terrasses formés avec des blocs de roche roulante; sur ces terrasses il a porté le peu de terre végétale que les eaux entraînaient dans les ravines, il a pilé la pierre même pour rendre sa poussière féconde en la mêlant à ce peu de terre, et il a fait du Liban tout entier un jardin couvert de mûriers, de figuiers, d’oliviers et de céréales; le voyageur ne peut revenir de son étonnement quand, après avoir gravi pendant des journées entières sur les parois à pic des montagnes qui ne sont qu’un bloc de rocher, il trouve tout à coup dans les enfoncements d’une gorge élevée ou sur le plateau d’une pyramide de montagnes, un beau village bâti de pierres blanches, peuplé d’une nombreuse et riche population, avec un château mauresque au milieu, un monastère dans le lointain, un torrent qui roule son écume au pied du village, et tout autour un horizon de végétation et de verdure où les pins, les châtaigniers, les mûriers, ombragent la vigne ou les champs de maïs et de blé. Ces villages sont suspendus quelquefois les uns sur les autres, presque perpendiculairement; on peut jeter une pierre d’un village dans l’autre; on peut s’entendre avec la voix, et la déclivité de la montagne exige cependant tant de sinuosités et de détours pour y tracer le sentier de communication, qu’il faut une heure ou deux pour passer d’un hameau à l’autre.