Dans les révolutions de notre orageuse patrie, bien des fois les mêmes frontières ont vu
l’émigration. Bien des fois les forêts d’Ardennes, les gorges du Cerdon entre Lyon et Genève,
nos côtes de l’Océan, leurs anses solitaires, connues du seul contrebandier, ont vu des fugitifs,
sous mille déguisements, chercher leur salut dans l’exil. Toutefois, entre proscrits et proscrits
grande est la différence. Le protestant pouvait rester ; on faisait effort pour le retenir, qu’il dît
un mot, et il gardait ses biens et sa patrie, s’épargnait des dangers terribles. L’émigré de 1793
voulait sauver sa vie ; celui de 1685 voulait garder sa conscience.
La fuite du protestant est chose volontaire. C’est un acte de loyauté et de sincérité, c’est
l’horreur du mensonge, c’est le respect de la parole. Il est glorieux pour la nature humaine
qu’un si grand nombre d’hommes aient, pour ne pas mentir, tout sacrifié, passé de la richesse
à la mendicité, hasardé leur vie, leur famille, dans les aventures périlleuses d’une fuite si
difficile. On a vu là des sectaires obstinés ; j’y vois des gens d’honneur qui par toute la terre
ont montré ce qu’était l’élite de la France. La stoïque devise que les libres penseurs ont
popularisée, c’est justement le fait de l’émigration protestante, bravant la mort et les galères
pour rester digne et véridique : Vitam impedere vero. La vie même pour la vérité !
Voilà pourquoi les chemins du passage, ces défilés, ces forêts, ces montagnes, ces lieux
d’embarquement, sont sacrés dans leur souvenir. Que de larmes y furent versées ! Il était rare
que l’on partît ensemble. La famille se séparait parfois pour émigrer par des lieux différents,
ou bien par l’impossibilité de faire fuir des malades, des faibles, des femmes enceintes qui
traînaient de petits enfants. On se quittait, le plus souvent, pour des destinées bien diverses.
Tel périssait, telle était prise, enfermée, perdue pour toujours. On ne se revoyait qu’au ciel.