Contrains-les d’entrer

Il n’y a pas, dit-on, de plus dangereuse peste dans un Etat que la multiplicité de religions, parce que
cela met en dissension les voisins avec les voisins, les pères avec les enfants, les maris avec les
femmes, le prince avec ses sujets. Je réponds que bien loin que cela fasse contre moi, c’est une très
forte preuve pour la tolérance ; car si la multiplicité de religions nuit à un Etat, c’est uniquement parce
que l’une ne veut pas tolérer l’autre, mais l’engloutir par la voie des persécutions. Hinc prima mali
labes, c’est là l’origine du mal. Si chacun avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la même
concorde dans un Etat divisé en dix religions, que dans une ville où les diverses espèces d’artisans
s’entresupportent mutuellement. Tout ce qu’il pourrait y avoir, ce serait une honnête émulation à qui
plus se signalerait en piété, en bonnes moeurs, en science ; chacun se piquerait de prouver qu’elle est la
plus amie de Dieu, en témoignant un plus fort attachement à la pratique des bonnes oeuvres ; elles se
piqueraient même de plus d’affection pour la patrie, si le souverain les protégeait toutes, et les tenait
en équilibre par son équité. Or il est manifeste qu’une si belle émulation serait cause d’une infinité de
biens ; et par conséquent la tolérance est la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d’or, et à
faire un concert et une harmonie de plusieurs voix et instruments de différents tons et notes, aussi
agréable pour le moins que l’uniformité d’une seule voix. Qu’est-ce donc qui empêche ce beau concert
formé de voix et de tons si différents l’un de l’autre? C’est que l’une des deux religions veut exercer
une tyrannie cruelle sur les esprits, et forcer les autres à lui sacrifier leur conscience ; c’est que les rois
fomentent cette injuste partialité, et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d’une
populace de moines et de clercs : en un mot tout le désordre vient non pas de la tolérance, mais de la
non-tolérance.