La révocation de l’édit de Nantes, sans le moindre prétexte et sans aucun besoin, et les
diverses proscriptions plutôt que déclarations qui la suivirent, furent les fruits de ce complot affreux
qui dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce, qui l’affaiblit dans toutes ses parties, qui
le mit si longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les supplices
dans lesquels ils firent réellement mourir tant d’innocents de tout sexe par milliers, qui ruina un peuple
si nombreux, qui déchira un monde de familles, qui arma les parents contre les parents pour avoir leur
bien et les laisser mourir de faim; qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger
leurs Etats aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui leur donna le spectacle d’un si
prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans crime, cherchant asile loin de sa patrie ; qui mit
nobles, riches, vieillards, gens souvent très estimés pour leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens
aisés, faibles, délicats, à la rame, et sous le nerf très effectif du comite, pour cause unique de religion ;
enfin qui, pour comble de toutes horreurs, remplit toutes les provinces du royaume de parjures et de
sacrilèges, où tout retentissait de hurlements de ces infortunées victimes de l’erreur, pendant que tant
d’autres sacrifiaient leur conscience à leurs biens et à leur repos, et achetaient l’un et l’autre par des
abjurations simulées d’où sans intervalle on les traînait à adorer ce qu’ils ne croyaient point, et à
recevoir réellement le divin corps du Saint des saints, tandis qu’ils demeuraient persuadés qu’ils ne
mangeaient que du pain qu’ils devaient encore abhorrer. Telle fut l’abomination générale enfantée par
la flatterie et par la cruauté. De la torture à l’abjuration, et de celle-ci à la communion, il n’y avait pas
souvent vingt-quatre heures de distance, et leurs bourreaux étaient leurs conducteurs et leurs témoins.
Ceux qui, par la suite, eurent l’air d’être changés avec plus de loisir, ne tardèrent pas, par leur fuite ou
par leur conduite, à démentir leur prétendu retour.
Presque tous les évêques se prêtèrent à cette pratique subite et impie. Beaucoup y forcèrent; la
plupart animèrent les bourreaux, forcèrent les conversions, et ces étranges convertis à la participation
des divins mystères, pour grossir le nombre de leurs conquêtes, dont ils envoyaient les états à la cour
pour en être d’autant plus considérés et approchés des récompenses.
Les intendants des provinces se distinguèrent à l’envi à les seconder, eux et les dragons, et à se
faire valoir aussi à la cour par leurs listes. Le très peu de gouverneurs et de lieutenants généraux de
province qui s’y trouvaient, et le petit nombre de seigneurs résidant chez eux, et qui purent trouver
moyen de se faire valoir à travers les évêques et les intendants, n’y manquèrent pas.
Le roi recevait de tous les côtés des nouvelles et des détails de ces persécutions et de toutes ces
conversions. C’était par milliers qu’on comptait ceux qui avaient abjuré et communié : deux mille
dans un lieu, six mille dans un autre, tout à la fois, et dans un instant. Le roi s’applaudissait de sa
puissance et de sa piété. Il se croyait au temps de la prédication des apôtres, et il s’en attribuait tout
l’honneur. Les évêques lui écrivaient des panégyriques ; les jésuites en faisaient retentir les chaires et
les missions. Toute la France était remplie d’horreur et de confusion, et jamais tant de triomphes et de
joie, jamais tant de profusion de louanges. Le monarque ne doutait pas de la sincérité de cette foule de
conversions ; les convertisseurs avaient grand soin de l’en persuader et de le béatifier par avance. Il
avalait ce poison à longs traits. Il ne s’était jamais cru si grand devant les hommes, ni si avancé devant
Dieu dans la réparation de ses péchés et du scandale de sa vie. Il n’entendait que des éloges, tandis que
les bons et vrais catholiques et les saints évêques gémissaient de tout leur coeur de voir des orthodoxes
imiter, contre les erreurs et les hérétiques, ce que les tyrans hérétiques et païens avaient fait contre la
vérité, contre les confesseurs et contre les martyrs. Ils ne se pouvaient surtout consoler de cette
immensité de parjures et de sacrilèges. Ils pleuraient amèrement l’odieux durable et irrémédiable que
de détestables moyens répandaient sur la véritable religion, tandis que nos voisins exultaient de nous
voir ainsi nous affaiblir et nous détruire nous-mêmes, profitaient de notre folie, et bâtissaient des
desseins sur la haine que nous nous attirions de toutes les puissances protestantes.