Apothéose et mise en accusation
Le véritable rebondissement a lieu lorsqu'elle s'installe à Paris. Elle est alors emprisonnée une première fois, puis rapidement libérée grâce au soutien de Madame de Maintenon[1] intriguée par la publicité faite à cette figure spirituelle originale. Peu de temps après sa libération vient la rencontre avec Fénelon[2], lors d'entretiens à Beynes (1688). C'est le moment où Madame Guyon aura le plus de rayonnement et entrera dans l'orbite de la cour de Versailles. D'abord méfiant, Fénelon est bientôt gagné à une modalité de foi et à une expérience qui le fait sortir d'une sécheresse spirituelle dont il souffre depuis longtemps. Il reconnaît en elle un authentique maître spirituel et favorise son insertion dans le cercle des dévots de la Cour. Madame de Maintenon s'entiche elle aussi de la spiritualité guyonienne et lui ouvre grand les portes de la maison de Saint Cyr[3] qu'elle dirige en face de Versailles. Parallèlement la « Confrérie secrète des Michelins », dont Madame Guyon a rédigé les principes, s'organise souterrainement avec l'espérance de voir un jour advenir une réforme de l'Église gallicane et du royaume de France en partant de la tête, puisque Fénelon est le précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils du roi. La mystique rejoint la politique. Entre-temps, Madame Guyon a rédigé un immense commentaire de la Bible. Mais tout cet élan est de courte durée. Madame de Maintenon, versatile de tempérament, est inquiétée par des rumeurs circulant chez les courtisans et est obligée de constater que le roi soupçonne une nouvelle forme de piété qu'il considère comme une rêverie mais perçoit surtout comme une source virtuelle d'opposition à son pouvoir. Le vent tourne et Madame de Maintenon qui va jusqu'à craindre – non tout à fait sans motifs – de perdre la main sur les filles de Saint Cyr, se met à brûler ce qu'elle a adoré et pousse fermement Bossuet[4] à faire engager des poursuites contre Madame Guyon. Un mécanisme est enclenché. L'affaire du quiétisme[5], inaugurée à Rome avec la condamnation de Molinos[6], aura son rebond en France. Les conférences d'Issy[7] (1694-1695) conduisent progressivement à la condamnation et à l'enfermement de Madame Guyon pour sept longues années. Libérée sous conditions de résidence en 1703, Madame Guyon termine sa vie à Blois entourée de disciples protestants. Cette mystique qui n'a jamais renié son catholicisme verra ainsi son œuvre reçue et diffusée par des protestants ; et ce sont des cercles piétistes, presbytériens et méthodistes qui ont jusqu'à aujourd'hui assurés la plus forte réception du guyonisme.
De ce point de vue, l'histoire de la mystique guyonienne est exemplaire du rapport de la religion à la mystique dans un certain type d'Église. On sait que les religions sont souvent l'objet de l'attention du politique qui voit en elles un des moyens privilégiés pour le contrôle social. L'Église catholique française gallicane n'échappe pas à cette règle : elle est un instrument de pouvoir et d'ordre. Madame Guyon, de son côté, transgresse allègrement. D'abord elle trouble la frontière entre le masculin et le féminin, la frontière du genre : on aurait encore pu tolérer qu'elle soit prophétesse, mais voilà qu'elle se veut aussi théologienne à sa manière, maître spirituel et apôtre d'une forme inusuelle de piété auprès d'un vaste public ! Tous ces rôles sont dévolus à des hommes, qui plus est des clercs. En outre elle professe une vie religieuse qui peut parfaitement se développer en marge des Églises constituées, qui implique une relation directe à la Bible, qui est centrée sur l'introspection et le dynamisme des relations interpersonnelles. Il y a dans la mystique une revendication de liberté qui prend son appui sur la rigueur et l'exemplarité du témoignage et l'authenticité éthique. Les clercs feront tout pour flétrir la réputation morale de Madame Guyon sans y parvenir.
Il y a aussi dans la mystique une recherche de pureté qui inquiète les organisations religieuses instituées. Fénelon a théorisé cette recherche dans la doctrine du « pur amour ». Mais aimer Dieu pour lui-même, sans retour sur soi, dans l'indifférence à l'égard du salut, dans une forme d'anéantissement de soi : n'est-ce pas effrayant ? N'est-ce pas faire fi des limites humaines qui exigent de faire place aux espérances toutes ordinaires et aux incompressibles intérêts ? Certes le Christ recommandait d'être parfait comme le Père céleste est parfait (Matthieu 5.48). Mais faut-il le prendre à la lettre ? L'enjeu est lourd. Si la sainteté n'est pas contrôlée, labellisée et finalement aseptisée, n'est-elle pas un principe de turbulence et de troubles ? Peut-être est-ce la radicalité mystique qui inquiète le plus les Églises. En cette fin d'exposé, comment ne pas songer à l'attitude du Grand Inquisiteur devant le Christ de retour, telle que Dostoïevski l'a décrite dans une section fameuse de son roman Les Frères Karamazov ? Les religions répondent à un besoin des hommes, la mystique exprime une aspiration. L'histoire nous montre qu'aucune des deux entités ne supplante l'autre définitivement.