Pierre Bayle, Commentaire philosophique, 1686 (2 extraits)

Pierre Bayle, qui s'est enfui de France en 1681, publie en 1686, sous un pseudonyme, son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « contrains-le d'entrer ». Il y dénonce l'intolérance qui règne d'autant plus en France que Louis XIV vient de révoquer l'édit de Nantes et récuse les arguments par lesquels une religion (en l'occurrence le catholicisme romain) peut faire valoir pour justifier la violence coercitive.

Dans le premier extrait, tiré du tout début du livre, il plaide contre les préjugés liés à l'habitude et réclame que l'humain, s'élevant au-dessus de ses propres intérêts, recherche la raison (la « lumière primitive ») qui, seule, est universelle. (C'est par ce seul moyen, explique Bayle tout au long du Commentaire qu'on viendra à bout des violences religieuses.)

• Dans le second extrait, Bayle développe un exemple concret : les protestants eux-mêmes (dont il se réclame) doivent accepter la pluralité religieuse, car nul ne peut combattre pour la vérité par d'autres armes que celles de la raison (Bayle prolonge ici un des arguments que Castellion avait invoqués un siècle plus tôt).

Mais comme les passions et les préjugés n'obscurcissent que trop souvent les idées de l'équité naturelle, je voudrais qu'un homme qui a dessein de les bien connaître les considérât en général, et en faisant abstraction de son intérêt particulier, et des coutumes de sa patrie. Car il peut arriver qu'une passion fine [= subtile], et tout ensemble bien enracinée, persuadera à un homme qu'une action qu'il envisage comme très utile et très agréable pour lui, est conforme à la raison : il peut arriver que la force de la coutume, et le tour que l'on a donné à l'âme en l'instruisant dans l'enfance, feront trouver de l'honnêteté où il n'y en a pas. Pour donc se défaire de ces deux obstacles, je voudrais qu'un homme, qui veut connaître distinctement la lumière naturelle par rapport à la morale, s'élevât au-dessus de son intérêt personnel, et de la coutume de son pays, et se demandât en général : Une telle chose est-elle juste, et s'il s'agissait de l'introduire dans un pays où elle ne serait pas en usage, et où il serait libre de la prendre, ou de ne la prendre pas, verrait-on, en l'examinant froidement, qu'elle est assez juste pour mériter d'être adoptée ? Je crois que cette abstraction dissiperait plusieurs nuages qui se mettent quelquefois entre notre esprit et cette lumière primitive et universelle, qui émane de Dieu pour montrer à tous les hommes les principes généraux de l'équité (...). (1re partie, ch. 1, p. 90)

Si l'on me demande donc bien précisément ce que je pense de certains Etats protestants qui ne souffrent qu'une religion, je réponds que s'ils le font par la seule vue de la fausseté qu'ils croient être dans les dogmes des autres religions, ils ont tort ; car qui a requis cela de leurs mains ? La fausseté doit-elle être combattue par d'autres armes que par celles de la vérité ? Combattre des erreurs à coups de bâton, n'est-ce pas la même absurdité que de se battre contre des bastions avec des harangues et des syllogismes ? Ainsi les souverains, pour bien faire leur devoir, ne doivent pas envoyer leurs soldats, leurs bourreaux, leurs huissiers, leurs sergents et leurs satellites contre ceux qui enseignent une autre doctrine que la leur : ils doivent lâcher contre leurs théologiens, leurs ministres et leurs professeurs, et leur donner ordre de travailler de toutes leurs forces à la réfutation de l'autre doctrine. Mais si par ce moyen ils ne peuvent pas désarmer ceux qui l'enseignent, ni les obliger à se conformer à la doctrine du pays, ils doivent les laisser en repos, et se contenter que quant au reste ils obéissent aux lois municipales et politiques. Voilà pour ce qui regarde les doctrines que les protestants considèrent simplement comme fausses ; cette fausseté ne leur donner point le droit de maltraiter leurs sujets. (2e partie, ch. 5, p. 245)

Source : Pierre Bayle, Commentaire philosophique, 1686. Edition Jean-Michel, Gros, Paris, Presses Pocket, 1992.

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