Conclusion
À force de ne chercher que des logiques profanes, l'on en oublie parfois que la religion est au cœur de cette guerre qualifiée de « sainte » ou « sacrée ». Graeme Wood n'a sans doute pas tort lorsqu'il écrit que « l'Etat islamique est très islamique ». Et Dar-al-Islam n'est pas destiné à des incultes en matière religieuse : ses rédacteurs ont une réelle maîtrise des textes, et s'adressent de manière performative à leur public en sollicitant une connaissance éprouvée du Coran et des hadith-s.
À l'opposé du nihilisme de délinquants marginaux décrit par d'aucuns, il y a là un vrai projet visant à transformer le monde, en le sauvant de ses « dérives » et de son « chaos » intrinsèque. Ses acteurs sont animés par une angoisse eschatologique : loin du lavage de cerveau, ce sont les passions humaines qui sont en jeu ici — participer à une communauté émotionnelle, offrir sa vie, sacrifier celle des autres, donner un sens à la mort, pour faire triompher la vertu sur le vice. C'est une guerre sacrée de libération, en quelque sorte, nourrie par un mythe extraordinairement mobilisateur, qui s'oppose à l'humiliation et à l'ordre néo-colonial, à savoir le Califat. Comme le dit Denis Crouzet, la guerre de religion est un dialogue avec Dieu : il faut lui montrer que l'on agit pour lui. S'intriquent ainsi l'adhésion au mythe identitaire de l'islam des origines, intégral, du temps du Prophète de l'islam et de ses successeurs immédiats, et la participation à la réalité d'une « guerre sainte » à laquelle l'on propose de prendre une part héroïque.
Jean-Pierre Filliu a décrit la poussée de fièvre apocalyptique qui frappe des pays majoritairement musulmans depuis 1979, et c'est bien dans ce contexte particulier qu'il faut comprendre le discours prophético-apocalyptique de Daech. On ne peut toutefois délier Daech des autres discours apocalyptiques qui ont cours aujourd'hui, d'un catholicisme ultra-intransigeant incarnant comme au XIXe siècle une mariologie de combat aux Adventistes et autres Mormons ou courants New Age, avec leurs annonces de fin d'un monde à ceci près que Daech, plus que des discours, cultive la violence concrète afin d'accélérer l'advenue des temps nouveaux et entend incarner ainsi effectivement le Verbe prophétique.
Dans le discours apocalyptique, la prophétie est à la fois territorialisée et inscrite dans le temps, dans la chronologie, dans l'histoire, en l'occurrence la fin de celle-ci : le christianisme, lui aussi, réunit les qualités à la fois sotériologiques, salvatrices et eschatologiques d'une religion prophétique. Ce prophétisme déploie un discours qui « baigne dans un ensemble de fantasmes partagés par ses auditeurs », comme l'écrit André Vauchez. Il relève d'un phénomène pathologique, situé dans un contexte particulier (religieux, politique ou social), un contexte pourvoyeur d'anxiété sociale, et il développe une dynamique nourrie par le discours apocalyptique. Ce discours prophétise l'imminence de bouleversements et de catastrophes, et annonce une transformation radicale des structures sociales et politiques existantes.
Ce n'est pas uniquement le Bien contre le Mal, c'est aussi, en termes de dynamique historique, la régénération contre la ruine : pétrie de rhétorique apocalyptique et d'avertissements prophétiques, le nouveau jihâd mobilise une logique de décadence et y oppose une attente rédemptrice. La théologie de la guerre, entre 1914 et 1918 surtout, y avait aussi abondamment puisé. Le Califat, lui, est un « État islamique », c'est-à-dire à la fois une entité politique et un instrument du salut. Mais comme y insiste Fahti Benslama, c'est une utopie anti-politique, qui fait prévaloir la religion comme seule apte à gouverner les deux mondes. Plus qu'un totalitarisme, c'est un Absolu.