Lettre de Galilée à Christine de Lorraine (1615) (extraits)
[...] Le Saint-Esprit n'ayant pas voulu nous enseigner si le ciel se meut ou demeure immobile, si sa forme est celle d'une sphère, d'un disque ou d'un plan allongé, ou encore si la terre est située en son centre ou plus près d'un côté, il n'aura pas été non plus dans ses intentions de nous instruire sur d'autres conclusions du même genre, et liées aux précédentes de telle manière que celles-ci doivent avoir été déterminées avant qu'on puisse se prononcer pour un parti ou pour un autre : par exemple, quand il s'agit de décider du mouvement et du repos de la terre et du soleil. Et si le Saint-Esprit a délibérément négligé de nous enseigner de telles propositions, pour autant qu'elles sont sans rapport avec son intention, c'est-à-dire notre salut, comment pourra-t-on à présent affirmer que soutenir à leur propos un parti, et non l'autre, soit à ce point nécessaire que l'un relève de la foi et l'autre de l'erreur ? Une opinion peut-elle donc être hérétique alors qu'elle ne concerne en rien le salut des âmes ? Ou pourra-t-on dire que le Saint-Esprit a voulu ne pas nous enseigner quelque chose qui touche directement à notre salut ? Je dirais ici pour ma part ce que j'ai entendu venant d'un ecclésiastique de très haut rang, que l'intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel, et non comment va le ciel.
Mais considérons à nouveau l'importance des démonstrations nécessaires et des expériences sensibles dans les conclusions relatives à la nature, et l'autorité que leur ont reconnue les savants et saints théologiens. Entre cent témoignages, nous trouvons les deux suivants : Il faut prendre grand soin et complètement éviter, quand on traite de la doctrine de Moïse, de comprendre et de soutenir avec assurance quelque chos qui contredise aux expériences manifestes et aux raisons de la philosophie ou des autres disciplines : le vrai s'accordant toujours avec le vrai, la vérité des Textes sacrés ne peut en effet être contraire aux vraies raisons et aux expériences rapportées dans les doctrines humanies. [Citation du jésuite Benito Pereyra, Commentaria et disputationes in Genesim, Lyon 1599] Et chez Augustin, on peut lire : S'il advient qu'à une raison manifeste et certaine soit objectée l'autorité des Saintes Écritures, c'est par manque d'intelligence chez celui qui le fait ; ce qu'il objecte à la vérité n'est pas le sens de l'Écriture, qu'il n'a pas su pénétrer, mais bien plutôt son sens à lui ; et il oppose non quelque chose qui est dans l'Écriture, mais quelque chose qu'il trouve en lui-même, et qu'il lui prête. [Augustin, Epistola septima ad Marcellinum]. Cela étant, et puisque deux vérités, comme il a été dit, ne peuvent se contredire, il revient aux interprètes avisés de s'appliquer à saisir la vraie signification des Textes sacrés, qui indubitablement s'accordera avec ces conclusions naturelles dont des observations manifestes ou des démonstrations nécessaires nous ont déjà rendus sûrs et certains.
[...]
Votre Altesse doit encore noter avec quelles précautions procède ce très saint homme [i.e. Augustin] avant de se décider à déclarer une interprétation de l'Écriture si certaine et si assurée qu'on n'ait plus à craindre d'être troublé par quelque difficulté. Non content que les sens donné à un passage de l'Écriture s'accorde avec une démonstration, [...] il ajoute les lignes suivantes, qui à elles seules devraient suffire pour modérer l'excessive licence que certains prétendent pouvoir prendre : Il arrive souvent que sur la terre, le ciel, et les autres éléments de ce monde, sur le mouvement et les révolutions ou la grandeur et les distances des astres, sur les éclipses de soleil et de lune, les cycles des années et des époques, la nature des animaux, des plantes, des pierres, et sur toutes choses de ce genre, même un non.chrétien ait des connaissances fondées sur des raisons très certaines ou sur l'expérience. Il est alors honteux et pernicieux, et à éviter au plus haut point, qu'un infidèle puisse entendre un Chrétien s'exprimant sur ces choses, apparemment en accord avec les textes chrétiens, délirer au point que le voyant, comme on dit, se tromper du tout au tout il puisse difficilement s'empêcher de rire ; l'ennui n'est pas tant qu'un homme dans l'erreur soit objet de risée, mais bien que nos auteurs passent auprès des non-chrétiens pour avoir pensé de telles choses, et, au grand détriment de ceux dont nous avons le salut à charge, soient blâmés et rejetés sous prétexte d'ignorance. Comment, en effet, après avoir surpris en pleine erreur un Chrétien sur un sujet qu'eux-mêmes connaissent parfaitement, puis avoir soulignée l'incosistance de son opinion tirée de nos livres, croiraient-ils encore ces livres à propos de la résurrection des morts, de la vie éternelle et du royaume des cieux, alors que sur des sujets qu'ils connaissent déjà par l'observation ou des raisonnements indubitables, ils les ont jugés erronés ? [Augustin, La Genèse au sens littéral 1, 19/39]
Source : GALILEO GALILEI, ‘Lettre à Madame Christine de Lorraine, grande-duchesse de Toscane (1615)', dans CLAVELIN, Maurice, Galilée copernicien : le premier combat (1610-1616), Paris, Albin Michel, 2004, p. 413-462, ici p. 426-428 et 451-453.