L'islam au regard de chercheurs musulmans en sciences sociales - Abdelkrim Madoun

Introduction

Depuis le début du XXe siècle, des chercheurs de confession musulmane ont choisi d'étudier la religion musulmane comme une pratique sociale liée à des éléments de culture et de civilisation dans des contextes particuliers, avec les outils des sciences humaines et sociales. Ce fut d'abord le cas en histoire, par exemple, puis dans d'autres disciplines comme la philosophie, la linguistique ou l'anthropologie. Ces intellectuels ont cherché à élaborer des concepts communs à divers champs et des théories scientifiques permettant de trouver de nouvelles réponses aux questions posées par les approches traditionnelles. Cette démarche, qui marque une inflexion épistémologique majeure, a visé à s'éloigner de toute influence mythique ou religieuse dans le cadre du travail académique. Ce changement épistémologique s'est effectué dans un mouvement de relations et de tensions entre ceux qui s'expriment en dehors des institutions religieuses et ceux qui cherchent à renouveler la compréhension de la société à travers la pensée religieuse. Il s'agit donc d'un processus complexe, avec de fortes oppositions. Les enjeux sont importants dans la mesure où les méthodes d'acquisition des connaissances mettent en jeu des valeurs et que leur mise à distance dans un cadre scientifique à des fins d'étude, peut apparaître comme une relativisation.

Les ulémas[1], disposant de connaissances religieuses élaborées au sein de disciplines fixées il y a plus d'un millénaire, ont œuvré dans le but d'apporter des réponses sûres et précises aux questions posées par l'homme, sur lui-même et sur sa vie. C'est ce savoir, fondé sur un corpus considérable, qui a été partiellement mis en question. Les chercheurs en sciences humaines et sociales n'ont, en effet, pas les mêmes prémices lorsqu'ils abordent le thème de la religion, et ils n'utilisent pas non plus les mêmes méthodes d'interprétation et d'explication du livre sacré des musulmans. Comme en milieu juif ou chrétien, cette rencontre entre deux approches fondées sur des épistémologies différentes a suscité et continue encore à susciter des débats. Deux exemples seront donnés des nouvelles lectures du patrimoine islamique. La première se présente comme une démarche interne, celle d'un point de vue « islamique humaniste », elle a été revendiquée par Mohammed Abed El Jabiri[2] et par Mohammed Arkoun[3]. La seconde est davantage externe, analytique, elle a une dimension culturelle, herméneutique et politique et a été proposée par Nasr Hamid Abou Zayd[4].

  1. Uléma

    savant au sens de « spécialiste des sciences religieuses » musulmanes. Les ulémas peuvent parfois être désignés sous le titre de « docteurs de la loi musulmane ».

  2. Mohammed Abed El Jabiri

    (1935-2010) philosophe marocain, professeur à l'Université de Rabat, spécialiste de la pensée du monde arabe et musulman, depuis ses origines et jusqu'à nos jours et fin connaisseur de la tradition philosophique européenne du XVIIIe siècle. La nécessité de la critique, à la fois comme méthodologie et comme esprit, véhicule le projet d'Al Jabri dans son entier. En 1984, il édite le premier volume d'une somme intitulée : Critique de la raison arabe. La même année, Mohammed Arkoun publie Critique de la raison islamique.

  3. Mohammed Arkoun

    (1928-2010) historien de l'islam et philosophe né en Kabylie dans l'Algérie sous colonisation française. Il s'inscrit dans la tradition des « Lumières » tout en ayant une approche critique de la philosophie européenne du XVIIIe siècle. Il est internationalement reconnu, comme l'illustre par exemple les « Gifford Lectures » qu'il donne en 2001, conférences centrées sur la problématique de l'« Inauguration d'une critique de la raison islamique ». Il enseigne l'histoire de la pensée islamique et l'« islamologie appliquée », discipline qu'il a développée, dans diverses universités européennes (notamment la Sorbonne) et américaines, en référence à l'anthropologie appliquée de Roger Bastide. Parmi ses sujets de prédilection : l'impensé dans l'islam classique et contemporain.

  4. Nasr Hamid Abou Zayd

    (1943-2010) exégète du Coran, né dans un village égyptien près de Tantah. À l'âge de 12 ans, il est emprisonné à cause de sympathies supposées avec les Frères musulmans dans un contexte de fortes tensions avec le régime nassérien. Après avoir reçu une formation technique en électronique, il travaille pour l'Organisation des Télécommunications. En même temps, il commence à étudier la langue arabe à l'Université du Caire où il obtient un Bachelor puis un Master of Arts (1977). Quatre ans plus tard, il soutient un PhD en études islamiques, avec des travaux sur l'interprétation du Coran. Il devient assistant professeur puis professeur associé au sein du département de littérature et de langue arabe dans la principale université du Caire. Cependant, son enseignement et ses travaux lui valent des attaques de la part d'ulémas de l'Université al-Azhar. Il subit un procès pour motif de dérogeance à l'hisba, c'est-à-dire à l'observance des « principes islamique ». Il est condamné par la Cour de justice égyptienne, et son mariage est annulé pour motif d'apostasie. Sous la menace de mort de groupes fondamentalistes, il s'enfuit aux Pays-Bas avec son épouse, où il demeure jusqu'à son décès.

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