L'Empire inachevé. Le royaume de Germanie, d'Otton Ier (936-973) à Frédéric II (1212-1250)

La royauté et son fonctionnement

Introduction

La naissance du royaume résulte d'une volonté commune des princes de l'ancien royaume carolingien de Francie Orientale[1] de se doter d'un roi. Né en 888 avec l'élection d'Arnulf[2], issu de la prestigieuse famille descendante de Charlemagne[3], il est d'emblée conçu en continuité avec le pouvoir carolingien. Les élections successives de 899, 911 et 919 contribuent à déterminer la nature de la royauté germanique : une autorité née d'un consensus, celui des grandes familles dirigeantes qui choisissent d'unir les ensembles qu'elles contrôlent sous la domination d'un souverain unique, garantie de la légitimité d'un pouvoir qu'elles n'exercent que par délégation. Le souverain, issu de l'une des grandes familles dirigeantes du royaume, tire lui-même sa légitimité du choix de ses pairs, confirmé par le sacre et le couronnement et parfois par les armes. Cette royauté sacrée est aussi une royauté sacerdotale, et les relations étroites qui unissent dans ses fondements le pouvoir royal avec l'Eglise contiennent en germe les risques d'une dangereuse rivalité.

Royauté sacrée/royauté élective : Primus inter pares ou stirps regia ?

Le principe électif à l'origine de la royauté germanique entre en contradiction avec l'idée dynastique attachée à l'idée de royauté, hérité de la période carolingienne : c'est ainsi que les Ottoniens se succèdent très régulièrement de 919 à 1024, puis les Saliens de 1024 à 1125[4]. Il ne s'affirme vraiment qu'en cas de vacance du pouvoir, comme à la mort d'Henri II[5] (1024) ou celle d'Henri V[6] (1125), morts sans héritier. La très forte résistance de Grands[7] au principe dynastique s'incarne dans les révoltes qui accompagnent chaque succession : seul Henri III[8] en 1039 n'a pas connu de révolte à son accession au trône.

Les Grands jouent donc un rôle fondamental dans l'accession au pouvoir du roi : ce sont eux, représentant les peuples du royaume, qui font le roi, par l'élection. Le respect apparent du procédé électif et des rituels demeure primordial pour eux comme pour le souverain : l'élection est suivie d'une prestation de serment de fidélité, reconnaissance de la nature royale du pouvoir exercé par le nouveau souverain. C'est seulement à partir de ce serment que se déroulent les cérémonies de l'onction, ou sacre du roi, puis du couronnement royal, à Aix-la-Chapelle, dans la Chapelle palatine de Charlemagne ; elles viennent formaliser le choix des Grands et le matérialiser aux yeux de tous.

La délégation du pouvoir

Le royaume ne possède à l'origine ni institutions, ni unité. Les bases de la puissance du souverain résultent d'abord de ses biens propres et de sa fortune, auxquels s'ajoute les biens royaux (fisc) et les prérogatives royales (regalia). Mais l'essentiel du pouvoir des souverains s'inscrit dans leur capacité à imposer leur pouvoir et à l'exercer. Ainsi le service du roi (servicium regis[9] ) n'est-il exécuté que pour autant que le souverain est en mesure de l'exiger.

En l'absence d'une administration d'Etat, la gestion directe d'un aussi vaste ensemble est impossible pour le roi, contraint de déléguer localement une partie de ses pouvoirs aux grandes familles aristocratiques en place. Cette capacité à déléguer l'autorité ou à la reprendre constitue à la fois la marque du pouvoir suprême du souverain et la source de la légitimité du pouvoir des Grands, en même temps qu'un mode de gouvernement. Les Grands participent aussi directement à l'exercice du pouvoir, formant le conseil royal, ou Hoftag (diète). Le roi sollicite leur avis et leurs décisions. La diète constitue peut-être la seule véritable institution du royaume ; mais son importance provient d'abord de la pratique instituée plutôt que d'un fondement juridictionnel. Le pouvoir des princes est remarquable, et les rois ont tous tenté, avec plus ou moins de succès, de les contrôler et de limiter leur poids. La destitution des titulaires en place, le démembrement des vastes duchés hérités du Xe siècle ou la création de nouvelles entités permettent d'affaiblir un vassal rebelle et de récompenser des fidélités. Mais à la différence de pratiques observables dans d'autres royaumes latins, capétien en tête, les souverains ne se livrent pas à une centralisation des duchés vacants. S'il existe des terres royales, dispersées dans toute l'étendue du royaume (Königslandschaften), on n'assiste pas à la constitution d'un véritable domaine royal centralisé. Cette pratique est aussi une nécessité du pouvoir royal, contraint de se concilier les Grands pour se maintenir à la tête d'un ensemble fragile.

Finalement, il s'agit tout autant d'une monarchie que d'une oligarchie aristocratique. Cette dimension collective du pouvoir est consacrée par la prégnance du principe électif. Ce sont les Grands qui, rassemblés, font le roi, signifiant l'assentiment des différentes provinces du royaume au choix opéré par le souverain en titre lorsqu'il désigne lui-même son successeur. D'où, paradoxalement, leur attachement à la royauté : la principale source de légitimité du pouvoir des Grands réside dans la grandeur d'un souverain riche et puissant.

  1. Francie Orientale

    Partie orientale du grand royaume des Francs crée par Charlemagne, qui regroupe les duchés de Bavière, Saxe, Souabe et Franconie. Elle trouve son origine dans le partage de Verdun, en 843 entre les 3 héritiers de Louis le Pieux : la « Francie occidentale » de Charles le Chauve, la « Francie orientale » de Louis, surnommé « le Germanique ». La partie centrale, ainsi que le titre impérial, sont attribués à Lothaire.

  2. Arnulf

    Arnulf, dit Arnulf de Carinthie, roi de Bavière. C'est un fils illégitime de Carloman, lui-même fils de Louis « le Germanique », qui avait hérité de la Bavière à la mort de son père. Aux yeux des grands et des contemporains, il reste d'abord un carolingien, descendant direct de Charlemagne.

  3. Charlemagne

    Carolus Magnus, dit Charlemagne, souverain du royaume des Francs de 768 à 814. A la mort de son père, Pépin III dit le Bref, il accède au pouvoir et écarte rapidement son frère pour gouverner seul. Bien qu'il n'en soit pas le fondateur, il laisse son nom à la dynastie carolingienne, en raison du prestige associé à sa personne et à son règne. Par la conquête (Bavière, Italie, Saxe, Catalogne), il étend considérablement le royaume qu'il entreprend d'organiser autour de la cour royale, bientôt fixée à Aix-la-Chapelle. Le couronnement impérial à Rome du 25 décembre 800 consacre la renaissance d'un Empire chrétien en Occident. Cette renaissance politique de l'Occident chrétien est aussi une renaissance culturelle, marquée par l'essor des Arts et des Lettres. A sa mort en 814, il laisse à son fils Louis dit le Pieux un Empire prospère, capable de rivaliser avec l'Empire Byzantin.

  4. Les Saliens de 1024 à 1125

    La mort sans descendant direct d'Henri II en 1024 laisse ouverte la question de la succession. La désignation de Conrad, fils de Henri, comte de Spire, au détriment de son cousin n'est pas sans susciter d'opposition ; il n'est d'ailleurs couronné qu'en 1028. Conrad II inaugure cependant la dynastie des Saliens, du nom de sa famille paternelle. Sa désignation semble marquer le retour du principe électif ; les Saliens sont cependant étroitement apparentés à la dynastie ottonienne sortante, Conrad étant un arrière-petit-fils de Liutgarde, fille d'Otton I. Son règne marque un affermissement de la royauté germanique : il recueille l'héritage du roi Rodolphe III de Bourgogne, mort sans héritier en 1032, qui lui fait parvenir les insignes royaux. Il meurt en 1039 et choisit de se faire enterrer dans la cathédrale de Spire, dont il souhaite faire une nécropole dynastique.

  5. Henri II

    Henri II, roi de 1002 à 1024. Il est le denier représentant des Ottoniens, qui succède à son cousin Otton III dont il est le plus proche parent. A la mort d'Otton III, il s'impose facilement aux grands, soulagés de voir la fin des rêves universalistes et impériaux d'Otton III, et de voir l'un des leurs monter sur le trône ; d'autre part, ses droits sur la couronne sont difficilement contestables. Son règne marque un resserrement de l'espace politique sur le monde franc, et l'abandon des rêves de grandeur romaine et des rêves universalistes d'Otton III. Henri II est surtout resté célèbre pour sa piété (il est d'ailleurs surnommé « le Saint »). Fervent partisan de la réforme monastique, il fait de très nombreuses donations à l'Eglise, mais garde les nominations sous son étroite tutelle. Marié à Cunégonde, fille du comte de Luxembourg, il meurt sans descendant direct en 1024, laissant une succession ouverte.

  6. Henri V

    Henri V, fils du roi Henri IV, est élu et couronné dès 1101 par son père, contre la promesse de ne pas se révolter contre lui. Mais sentant le vent tourner, Henri V se rebelle en 1104, emprisonne son père et le contraint à lui céder les insignes du pouvoir. A la mort d'Henri IV en 1106, Henri V se retrouve donc à la tête d'un royaume divisé et déchiré par près de quarante ans de guerre civile. Conscient que face à la Papauté la lutte est inégale, et que les moyens financiers et idéologiques commencent à manquer pour espérer s'imposer, il entame cependant une longue phase de négociations, rendues plus difficiles par des positions devenues inconciliables. En 1119, l'élection de Guy de Bourgogne, archevêque de Vienne (Calixte II), permet finalement de parvenir à un compromis, le célèbre concordat de Worms, signé dans cette ville le 23 septembre 1122. Henri V meurt trois ans plus tard, sans descendant. Sur l'initiative d'Adalbert de Mayence, qui joue un rôle décisif dans les tractations, les princes désignent Lothaire de Supplimbourg, le vieux duc de Saxe, à la tête du royaume, signant la fin de la dynastie salienne.

  7. Grands

    Sous ce terme, on rassemble les principaux membres de la haute aristocratie dirigeante du royaume, désignés en latin par les termes de potentes (les puissants), de proceres (les grands, les nobles, l'aristocratie dirigeante) ou de principes (les princes, les premiers). A la petite dizaine de familles aristocratiques à la tête des duchés composant le royaume, s'adjoint rapidement la trentaine de prélats constituant le corps des évêques et archevêques du royaume.

  8. Henri III

    Henri III, fils aîné d'Henri II, accède au trône en 1039 à 22 ans sans opposition notable : il est le premier roi allemand à ne pas avoir à contraindre par les armes une partie de ses vassaux à le reconnaître. Son règne s'inscrit dans la ligne politique paternelle de lutte contre les tentations des Grands à l'hérédité et à la patrimonialisation des duchés. Mais le principal théâtre de son activité réformatrice est l'Italie. En 1046, Henri III arrive en Italie, pour mettre de l'ordre dans les affaires de la Papauté. Dans un premier synode à Pavie en 1046, il donne son accord au programme pontifical de réforme, condamne la simonie et interdit le trafic des charges ecclésiastiques. Après avoir mis de l'ordre dans les affaires de la Papauté (synode de Sutri, 24 décembre 1046), il fait élire pape un proche, Clément II, qui le couronne dans la foulée. En intervenant à Rome, l'empereur remplit un rôle souhaité par certains, mais critiqué par les réformateurs d'une Eglise soumise à l'Etat royal. Henri III meurt prématurément à 38 ans le 5 octobre 1056, après cependant avoir pris la précaution de faire couronner son fils, Henri, âgé de 3 ans, laissant la régence à sa femme Agnès de Poitou.

  9. Servicium regis

    A côté des biens propres du roi, les revenus de la couronne sont assurés par le servicium regis, ou service du roi, qui constitue non seulement la base économique du système aulique, mais aussi du système royal lui-même, lui assurant une survie économique et matérialisant les obligations des uns et des autres envers le roi. Alors qu'elles disparaissent rapidement dans les royaumes de la chrétienté latine (dès la fin du IXe siècle), les obligations dues à la couronne par les Grands du royaume demeurent bien vivantes en Germanie. Le terme désigne l'ensemble des obligations que les grands (princes, vassaux, évêques), doivent au roi : fodrum (droit de feu ou de ravitaillement), gistum (droit de gîte ou d'hébergement), servitia (services divers, en particulier militaire). Le rôle de l'hébergement (fodrum) reste fondamental : alimentation, entretien des troupes, service armée et service de cour continuent de s'effectuer comme dans le passé : archaïsme qui maintient vivant la structure de l'Etat royal. Otton I fait du service un système de gouvernement, soigneusement codifié et organisé. Domaines royaux, monastères, évêques, villes, princes sont mis à contribution, sous la forme de dons annuels (dona annualia).

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