Luther, De l'autorité temporelle et des limites de l'obéissance qu'on lui doit (1523)

Après avoir rappelé, dans ce texte rédigé en allemand, que l'on doit obéissance au pouvoir temporel, Luther affirme ici qu'il y a deux groupes d'humains : les véritables chrétiens et les autres. En toute logique, les premiers n'auraient pas besoin du droit ni du pouvoir humain. Mais ils sont si rares que cette possibilité est toute théorique. Les références aux citations bibliques sont indiquées entre crochets.

En premier lieu, il nous faut fonder solidement le droit temporel et le glaive, de telle manière que personne ne puisse douter qu'ils existent en ce monde de par la volonté et l'ordre de dieu. Voici les paroles qui en sont le fondement : « Que tout âme soit soumise à l'autorité et au pouvoir. Car il n'est pas de pouvoir qui ne vienne pas de Dieu. Mais tout pouvoir qui existe est institué par Dieu. Celui donc qui résiste à l'autorité résiste à l'ordre institué par Dieu. Et celui qui résiste à l'ordre divin attire sur lui-même la condamnation » [Epître aux Romains, 13, 1-2].

Ce droit du glaive a d'ailleurs existé depuis le commencement du monde. Car lorsque Caïn tua son frère Abel, il eut tellement peur d'être lui-même tué que Dieu promulgua une interdiction spéciale à ce sujet et suspendit le glaive à cause de lui, afin que personne n'eût le droit de la tuer. Il n'aurait pas eu cette crainte s'il n'avait appris d'Adam qu'il faut mettre à mort les meurtriers [allusion à Genèse, ch. 4]. (...)

Nous devons maintenant partager les enfants d'Adam et tous les hommes en deux catégories : les premiers qui appartiennent au Royaume de Dieu et les autres qui appartiennent au royaume du monde. Ceux qui appartiennent au Royaume de Dieu, ce sont ceux qui croient véritablement en Christ et qui lui sont soumis. Car le Christ est le roi et le seigneur du Royaume de Dieu, comme le dit le Psaume 2 ainsi que toute l'Ecriture ; et c'est pour inaugurer le Royaume de Dieu et le fonder dans le monde qu'il est venu. Aussi déclare-t-il devant Pilate : «  Mon royaume n'est pas de ce monde, mais celui qui est de la vérité écoute ma voix » [Jean, 18, 36]. Et dans l'Evangile, il fait constamment allusion au Royaume de Dieu et dit : « Amendez-vous, car le Royaume de Dieu est venu » [Matthieu, 3, 2]. Et aussi, « Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice » [Matthieu, 6, 33]. De même il appelle l'Evangile un évangile du Royaume de Dieu, car c'est lui qui enseigne, gouverne et maintient le Royaume de Dieu.

Or voici : ces personnes n'ont nul besoin d'un glaive temporel, ni d'un droit. Et si le monde ne comptait que des vrais chrétiens, c'est-à-dire des croyants sincères, il ne serait plus nécessaire ni utile d'avoir des princes, des rois, des seigneurs, non plus que le glaive et le droit. Car à quoi cela leur servirait-il ? L'Esprit saint est dans leur cœur pour leur apprendre et les pousser à ne faire de mal à personne, à aimer tout le monde, à souffrir volontiers et avec joie l'injustice de la part de tous, même la mort. (...)

Appartiennent au royaume du monde et se trouvent placés sous la loi tous ceux qui ne sont pas chrétiens. Etat donné que les croyants sont peu nombreux et que seule la minorité se comporte d'une façon chrétienne, ne résiste pas au mal et s'abstient de faire le mal, Dieu a établi pour eux, à côté de la condition chrétienne et du Royaume de Dieu, un autre gouvernement et il les a placés sous le glaive afin que, tout en voulant suivre leurs mauvais penchants, il ne puissent le faire et que, le faisant quand même, ils ne puissent le faire sans crainte ni paisiblement et avec succès. Tout comme on passe des chaînes et des liens à un animal sauvage et méchant pour l'empêcher de mordre et déchirer suivant sa nature, même s'il en a le désir ; par contre, un animal apprivoisé et docile n'a nul besoin de cela et il reste inoffensif même sans chaînes et liens.

Car s'il n'est était pas ainsi, étant donné que le monde entier est mauvais et que, sur mille personnes, il se trouve à peine un chrétien, tous s'entredévoreraient au point que personne ne pourrait entretenir femme et enfants, se nourrir et servir Dieu et que le monde deviendrait un désert. (...)

Il importe de remarquer que les deux groupes des enfants d'Adam dont l'un, comme il est dit plus haut, se trouve placé sous le Christ dans le Royaume de Dieu, et l'autre sous l'autorité dans le royaume du monde, ont deux sortes de lois. Car chaque royaume doit avoir ses lois et sa juridiction ; aucun royaume ou gouvernement ne peut subsister sans lois, ainsi que le prouve assez l'expérience quotidienne. Le pouvoir temporel possède des lois qui ne concernent que les corps et les biens et tout ce qu'il y a, sur terre, de choses extérieures. Quant aux âmes, Dieu ne peut ni ne veut laisser à personne d'autre qu'à lui-même le droit de les gouverner. C'est pourquoi, là où le pouvoir temporel prétend donner des lois aux âmes, il empiète sur le gouvernement de Dieu et ne fait que séduire et corrompre les âmes. (...)

D'ailleurs tu dois savoir que, depuis que le monde existe, un prince sage a été un oiseau rare, et un prince pieux encore bien plus rare. En général, les princes sont les plus grands déments ou les pires vauriens sur terre. Aussi faut-il toujours s'attendre au pire de leur part et ne rien espérer de bon, surtout dans les affaires divines qui touchent au salut des âmes. Ils sont les geôliers et les bourreaux de Dieu, et la colère divine les emploie pour châtier les méchants et maintenir la paix extérieure. »

Extraits tirés de Martin LUTHER, Œuvres, t. 4, Genève, Labor et Fides, 1958 (p. 15-19, 31 et 37).

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