Une histoire encore à écrire
L'étude de mouvements migratoires sous l'angle de la représentation ne relève pas de l'approche historiographique libanaise traditionnelle. Lorsque le thème est abordé pour évoquer les mouvements de population au long de l'histoire, depuis les Phéniciens de l'Antiquité jusqu'au XXe siècle, les mythes relaient la réalité des faits attestés par les sources. L'important semble être de valoriser une sorte de vocation naturelle, celle qui ferait des sociétés successives de la région un foyer n'ayant eu de cesse de faciliter les transferts de savoirs et de compétences entre les rives de la Méditerranée. Or, si l'on accepte de travailler sur différents types de documents (discours, poèmes, mémoires, expressions picturales) il n'existe pas de représentation monolithique du migrant. Les portraits varient en fonction du temps, du lieu, de la religion, de l'âge, du sexe, de l'appartenance sociopolitique et de bien d'autres traits identitaires encore. Des migrants de toutes conditions sont venus de la région syro-libanaise pour s'établir en Égypte, mais les intellectuels et hommes de lettres ont constitué un groupe au rôle inédit, débordant son seul poids démographique.
Le rôle de cette élite est pris en considération en temps réel dans l'ensemble du monde de langues arabe, turque et européennes. Ses activités sont parfois encouragées, mais le plus souvent suspectées par les autorités locales. Sa composition ? Des hommes, essentiellement, mais parfois aussi des femmes qui disposent de revenus suffisants pour vivre de leur plume ou de leur art. Ils ne cherchent pas à acquérir des fortunes, mais à disposer d'un milieu favorable pour vivre en sécurité et épanouir leurs talents. Ils fondent et dirigent les premiers organes de presse en langue arabe, manient le théâtre, habillent la poésie de nouveaux atours, alimentent leur production d'apports autorisés par leur maîtrise de plusieurs langues. Les guides touristiques édités au Liban et en Égypte dans la première moitié du XXe siècle rendent compte de ce phénomène de déplacements d'une catégorie sociale privilégiée sur le plan matériel et culturel : leurs rédacteurs cherchent à encourager des pratiques en présentant les traits d'un cadre d'échanges idéalisés. En revanche, les manuels scolaires rédigés un demi-siècle plus tard sont quasiment muets. Ceux qui ont cours en Égypte ignorent cette histoire, à tel point que le rôle des Shawâm[1] dans la naissance de la presse a été oublié. Ceux qui sont utilisés au Liban évoquent, de manière parcimonieuse, tel aspect économique ou politique (participation aux mouvements de « libération »
; relations de l'Égypte avec les pays voisins).
Shâmî (pl. Shawâm), Turki/Turcos, Syro-Libanais, Mushriqî[2], Levantin, Nazaréen... en fonction du locuteur, les termes abondent pour désigner ce migrant qui s'installe en Égypte. Il est à la fois proche et distinct du Ibn al-balad[3] doté, dans les représentations collectives du moment, d'une puissance mystérieuse qui le dispose à jouir d'une supériorité innée capable de déjouer à tout moment les astuces de l'étranger. Nombre d'éléments communs relient l'autochtone du migrant en provenance d'une région proche : la lecture de l'arabe classique, des habitudes sociales allant du rapport entre sexes aux pratiques culinaires, l'absence de souveraineté en matière politique (tutelle ottomane puis domination européenne via le protectorat et le mandat). La question de l'acquisition de la nationalité égyptienne est laissée ouverte après le traité de Lausanne, mais il y a parfois loin du droit à son application. A posteriori, l'historien Massoud Daher observe que la devise « l'Égypte est par-dessus tout, l'Égypte est la mère de tous »
promue par certains, cache une forme de chauvinisme larvé. Un jugement de valeur qui n'est pas partagé par les historiens égyptiens.
La religion joue un rôle central dans ces sociétés, mais la condition de « minoritaire »
face à une majorité musulmane est différemment perçue par les chrétiens à Beyrouth – avant et plus encore après la proclamation du « grand Liban »
– et au Caire ou à Alexandrie. Massoud Daher rapporte les conclusions avancées par Mahrous Ismaïl, dans une étude non publiée, selon laquelle les migrants musulmans s'intègrent plus rapidement dans la société égyptienne, notamment par le fait des unions conjugales, ils se considèrent eux-mêmes comme Égyptiens sur ce qui est appelé une « terre d'islam »
, tout en conservant des attaches avec la région d'origine. A l'inverse, les chrétiens vivent davantage dans des réseaux de sociabilité propres et conservent plus profondément une nostalgie envers une « patrie » dont les contours ne sont pas toujours clairement identifiés avant 1920. Ces traits généraux, véhiculés par les mémoires collectives, ne doivent cependant pas voiler une diversité de situations particulières.