Le Refuge comme enjeu idéologique autour de la « liberté »
Au cours du XVIIIe et surtout du XIXe siècle, le réfugié français pour cause de religion devient une figure emblématique. Les historiens français s'en saisissent pour le placer soit à l'origine du « désastre »
de la Révolution, soit à la source de la « libération »
de 1789 : d'un côté une France à tendance monarchiste, majoritairement catholique, de l'autre une France républicaine, libérale, démocrate et laïque. Pour les historiens et publicistes du premier camp, le huguenot est d'abord un traître, un fauteur de trouble, dont le but est « d'étrangler la France »
. Puisant dans une tradition élaborée dès le XVIe siècle, ils jugent les protestants « intransigeants »
, « fanatiques »
et de moralité douteuse voire, dans certaines circonstances entre 1870 et 1918, ils les accusent de proximité avec l'étranger, en particulier avec l'ennemi allemand. Face à cette historiographie, des historiens défendant une idée du progrès humain développent une vision alternative. Dans l'Histoire de France, parue entre 1833 et 1867, Jules Michelet[1] fait du huguenot le symbole de la France éclairée mais opprimée. Lorsqu'il parle de la révocation de l'édit de Nantes et des persécutions contre les protestants, il célèbre des héros et des « martyrs » de l'histoire nationale, abandonnant tout pour ne pas devoir mentir et trahir leurs convictions. Le récit de leur calvaire est sensé « secouer la bonne conscience de ses compatriotes »
mais aussi offrir modèles et consolations à ceux qui luttent pour l'établissement de la République. Une « légende protestante »
(Paul Viallaneix) se développe, faisant de la Réforme un préalable à la Révolution et du protestantisme le parti de la liberté. Selon cette historiographie, la France aurait perdu, avec le Refuge, une grande partie de son élite éclairée.
Cette conception de la Réforme associée au « parti de la liberté »
est un fait acquis de longue date de l'autre côté de la frontière, côté suisse, dans les cantons protestants. L'histoire s'y écrit sans conflit, mais non sans contradictions internes, à partir du portrait du réfugié comme porteur d'un certain nombre de compétences, de valeurs, de leçons pour le présent. La figure de ce huguenot est valorisée en tant que telle. C'est lui qui vient revitaliser un pays ralenti, voire découragé par « les guerres et les agitations politiques et religieuses »
du XVIIe siècle. Les réfugiés, « unis par les principes les plus fermes et les plus féconds en religion et en politique »
, exercent une « salutaire influence »
sur les Romands. Leur courage et leur vaillance sont unanimement salués par les historiens du XIXe siècle. Ils sont considérés comme des chrétiens exemplaires et leur mémoire est évoquée par les pasteurs dans le but explicite de repousser la tiédeur du temps, c'est-à-dire le lent détachement de la foi et de la pratique chrétiennes propre aux XIXe et XXe siècles européens. Le réfugié est aussi convoqué lorsqu'il s'agit de défendre la liberté de conscience, il personnifie la lutte, jusqu'à la mort, pour sauvegarder ce droit considéré comme le plus précieux.
Les réfugiés ont apporté des compétences matérielles, tant dans l'agriculture que dans l'industrie et la finance, qui sont considérées comme décisives pour l'essor de Genève et du canton de Vaud. Leur empreinte dans le champ idéologique et politique est également louée. Pour le pasteur et historien Jean Gaberel[2], les protestants français sont « avancés en politique »
et ils apportent avec eux en terre romande de nouvelles idées sur la souveraineté des peuples et les principes républicains. Dans cette perspective, les huguenots qui s'installent à Genève ont formé une classe de gens « éclairés »
et « progressistes »
jouant un rôle remarquable dans les révolutions ultérieures. Ici se rejoint l'écriture de l'histoire en Suisse et une partie de la tradition historiographique française. Mais cette idéalisation du réfugié huguenot comme précurseur de la « modernité », tant dans une forme particulière et individuelle de ferveur religieuse que dans ses convictions politiques, n'est pas le dernier mot des Genevois sur la question. La thématique de l'accueil fait aux réfugiés occupe la plus grande place dans l'historiographie juxtaposant, sans les rassembler, deux récits-types.
Dans la première catégorie, les historiens soulignent la générosité des Suisses dans l'accueil des réfugiés. Ils indiquent le nombre de secourus, ils s'intéressent à l'argent récolté, aux couvertures distribuées, aux maisons ouvertes pour les loger. Ils insistent sur le fait que les Genevois en particulier et les Suisses en général ont bravé le roi de France et risqué leur indépendance pour sauver des huguenots. Un auteur comme le pasteur Gaberel peut ainsi dire que le peuple « s'exposait à sa ruine pour maintenir le droit d'asile »
. Autrement dit, les Genevois auraient fait leur possible et aider au mieux les réfugiés tout en sauvegardant leur indépendance nationale et leur existence même comme cité protestante. Cet impératif ouvre, cependant, à l'autre catégorie. Dans ces récits, la manière dont l'accueil a été vécu connaît des correctifs. Pour maintenir leur République, les Genevois n'ont pu ouvrir leur porte à tous. Au demeurant, « la terre promise n'était pas le paradis terrestre »
pour reprendre l'expression d'un pasteur genevois dans sa prédication commémorative du 18 octobre 1885. Les livres scolaires édités au début du XXe siècle à Genève insistent largement sur ce point. Ils apportent encore un autre correctif en rappelant que les Genevois, en particulier les artisans, se sont battus contre les nouveaux arrivés qui faisaient concurrence à leur commerce, en vendant leur travail à meilleur marché. Les auteurs semblent déplorer une forme de xénophobie tout en lui conférant une légitimité, une banalité, du fait des circonstances.
Les Genevois, à l'image d'ailleurs des Suisses protestants des XIXe et XXe siècles, font de l'histoire du Refuge un modèle permettant une compréhension de soi et de son rapport aux autres. Répété à chaque occasion, le motif de l'accueil limité par la sauvegarde de la nation et des possibilités d'assimilation est intégré comme seul possible et même seul souhaitable. Il est utilisé tout au long du XIXe siècle en ce qui concerne les catholiques à Genève et les réfugiés politiques des différentes révolutions européennes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il sert à expliquer à la fois l'accueil et le renvoi de juifs aux frontières. Le danger d'une invasion allemande tout comme les risques économiques d'un afflux de réfugiés sont évoqués par les autorités. Un conseiller fédéral utilise alors une expression restée célèbre : « La barque est pleine »
, signifiant par là que si le pays accueillait davantage de réfugiés, il risquerait de « couler »
, d'aller à sa perte. Cette conception est étendue à d'autres formes d'immigration, elle est aujourd'hui de mise dans les débats concernant les migrants de religion musulmane.