Un imaginaire marocain fondé sur l'hospitalité et la défiance
Les manifestations de solidarité des « morisques », qualifiés d' « andalous » à partir du moment où ils sont contraints de traverser le détroit de Gibraltar, se renforcent dans l'épreuve et créent, de la part de la société d'accueil, le sentiment qu'ils ont affaire à un groupe compact qui réussit son intégration mais au terme d'un processus long et difficile. Ce groupe partage, certes, la religion de la majorité de la population, mais se distingue par différents traits identitaires dont certains sont objectifs (particularismes linguistiques, origine géographique – aragonaise, catalane, grenadine –, expérience de l'exil) et d'autres plus subjectifs, touchant à la morale et au comportement : la sociabilité, la discrétion, la sincérité, un certain mélange de noblesse et de générosité. L'andalou-morisque, tel qu'il est souvent décrit dans les documents, est « fier, soigné de sa personne et dans son travail, amateur de musique et de fleurs »
. Mais, dans le même temps, il « a toujours senti peser sur lui la peur du lendemain, face à l'hostilité et à la persécution des autorités »
. Ainsi, entre musulmans, l'admiration se combine parfois avec une frustration faite de jalousie : un complexe de supériorité, réel ou projeté, se nourrit de vexations et de formes de mépris ou de défiance associées aux marques d'hospitalité.
Le groupe andalou ayant laissé l'empreinte patrimoniale la plus remarquable, fondée sur une mémoire distincte soigneusement entretenue, est celui des Grenadins implantés à Tétouan. Tétouan est la « Colombe blanche »
pour les poètes arabes, la « Fille de Grenade »
pour les andalous-morisques ou encore « la Petite Jérusalem »
pour les juifs du Maroc. Elle est unique par l'origine de ses fondateurs et de ses habitants actuels. Le site est particulier : deux montagnes entourent la cité délaissée, au Sud et au Nord, constituant des barrières naturelles, tandis que l'ouverture sur la mer offre une position stratégique de choix. Les nouveaux bâtisseurs andalous utilisent une technique de fortification qui a pour double but de permettre des expéditions et d'interdire des incursions à caractère militaire. A l'intérieur des remparts, Tétouan intègre largement ce qui fait le cachet de « l'architecture andalouse »
: ses murs, sa casbah[1], ses petites maisons et ses palais uniques et merveilleusement décorés, ses minarets, ses mausolées et ses établissements hôteliers. Elle s'agrandit rapidement, par accroissement démographique interne et par migrations successives grenadines, tout en conservant son style. Seul port marocain non occupé par une puissance européenne, Tétouan constitue une plaque tournante concernant le transit principal de nombreuses marchandises précieuses. Du fait de ses relations commerciales, elle connaît, aux XVIe et XVIIe siècles, un essor économique et un fort rayonnement socioculturel.
L'histoire de Tétouan se confond avec la famille Al-Mandari. Située à 40 kilomètres au Sud de Ceuta, ville conquise par les Espagnols, elle est investie par « les 300 guerriers envoyés par le chef Si Ali Al-Mandari[2], qui ont pu construire les remparts, les fortifications, les mosquées et les maisons [...] c'était en 1484-1485 »
. Cette famille andalouse grenadine a exercé, au fil des siècles, une action de bienfaisance. Celle-ci est restituée par un historien, Mohammed Daoud, un de ses descendants décédé en 1985. Il a consacré toute sa vie à la rédaction d'une histoire de sa ville natale, à travers une œuvre testament composée de huit volumes, Tarikh Tetouan (« Histoire de Tétouan ») qui n'a été traduite ni en espagnol, ni en français. Au milieu des années vingt, il a mené une enquête portant sur des centaines de noms de famille. Plusieurs traits sont caractéristiques : des noms espagnols ont été transmis de générations en générations ; des noms « christianisés » après le décret de 1502 ont été préservés, alors que d'autres ont été transformés après l'arrivée en « terre d'islam » pour oublier à jamais l'humiliation de l'expulsion ; nombre d'entre eux ont disparu – « inexistant actuellement »
– ce que confirme un recensement effectué plus tard par Guillermo. Parmi les noms significatifs, encore d'actualité, il est possible de retenir : Al Malagui (de Malaga, donnant naissance par la suite à Al Malki), Ibn Al Ahmar, Al Andalousi, Bays, Al Banzi, Bargach (dérivé de Bargas), Al Biruni, Al Khatib, Daoud, Al Garnati (littéralement le Grenadin), Torres, Moulina, Salas, Garcia, Assarraj.
A ces noms, il faut ajouter ceux des grandes familles juives de Tétouan, dont les plus influentes ont été les Fermi, Almonsino, Bendelas, Casès, Coriat, Crudo, Falco, Taurel, Ben Brahim, Tayab, Rote, Bibas, Cohen et Bimind. La mémoire collective situe en 1530 l'année de « la création officielle de la communauté juive andalouse »
. C'est à cette date qu'ils demandent à Hayim Bibas[3], descendant d'une famille d'expulsés, de devenir à la fois leur rabbin, leur juge officiel et la mémoire de leur groupe établi à Tétouan, une figure de « père fondateur » donc. Les juifs andalous constituent la plus importante communauté de cette confession établie au Nord du Maroc. Ils manifestent une fierté à l'égard des traits culturels judéo-andalous et les font prévaloir comme en témoigne Rabbi Yehouda Ben Attar[4] : « Fès, Larache, Mekhnès et Sefrou suivent les coutumes des expulsés de Tétouan, alors que le tribunal de Tétouan jouissait d'une autorité incontestée dans toute la région »
. La mémoire collective met l'accent sur le caractère sympathique et pacifique des relations intercommunautaires, entre juifs et musulmans andalous, nouées sur les terres tétouanaises. Même si les juifs sont très peu nombreux par rapport aux musulmans, les uns et les autres partagent un passé, des habitudes, une épreuve, des activités et des projets commun. Marmol note ainsi que les « commerçants juifs et morisques andalous dominent les centres villes de Fès, Tétouan et Tanger où ils excellent dans tout ce qui est industrialisation et commercialisation de textiles, soies, tapis de luxe et produits artisanaux »
.
Dès les premières vagues migratoires, les andalous construisent des mosquées, des souks, des fortifications, des portes, des fontaines, des jardins et d'autres édifices qui n'avaient pas leur équivalent dans la société marocaine.
Il s'agit de constructions caractérisées par une finesse extraordinaire en terme d'architecture, de sculpture, de peinture, de « mariage des couleurs adaptées »
, et par une utilisation particulière de matériaux comme le bois, le stuc et le marbre. Cette empreinte artistique s'étend de Tétouan à Rabat-Salé, de Chefchaouen à Fès-Meknès. Outre le bâti, elle concerne le vêtement (notamment féminin), les broderies et les bijoux. L'attachement des nouveaux arrivants à la religion musulmane explique le nombre important de mosquées édifiées au XVIIe siècle, période par excellence des constructions religieuse andalouses grenadines. La mosquée de Sidi As-S'aïdi, construite à Tétouan en 1609 par Alhaj Sidi Kacem[5], se distingue par la beauté de son zellige[6] et de ses sculptures.
Les tombes andalouses restent des traces tangibles du sentiment religieux et des pratiques sociales : elles concernent probablement, du fait des moyens et du goût artistiques déployés, les familles de notables comme les Bani Nasr (Nasrides). Étudiées par Guillermo, elles sont situées au Nord de la ville et souffrent, aujourd'hui, de l'usure du temps.
Plus de cinq siècles après les premières expulsions d'Espagne, les traits culturels andalous sont considérés par les Marocains comme faisant partie intégrante d'une identité plurielle vivante, même si elle compte encore des éléments restés à la marge. L'impact a été profond et durable. Les orchestres de Fès, Tanger ou Tétouan utilisent encore des instruments de la musique andalouse, appelée Ala[7]. Celle-ci a été encouragée depuis longtemps par les autorités marocaines. Mais, à côté de ces buttes témoins d'un passé particulier, il n'existe aucun lieu de mémoire relatif à cette migration contrainte, ni au Maroc ni en Espagne, alors que la France a institutionnalisé une partie de son passé en ouvrant une « Cité nationale de l'histoire et de la mémoire de l'immigration ». L'initiative n'est pas sans risque, celui de confondre l'histoire et la mémoire, par effet de déformation et d'occultation, en voulant sauver de l'oubli ou réhabiliter telle ou telle communauté. Cela n'empêche pas des historiens marocains de souhaiter la création d'un Musée national d'immigration, dédié à toutes les minorités, auquel serait attribué une triple mission : repère symbolique et matériel ; centre de ressources (archives matérielles et orales, ressources radiophoniques et visuelles, supports pédagogiques, etc.) ; vitrine nationale et internationale pour les sociétés voisines qui ont également accueilli des « andalous » et avec lesquelles des projets pourraient être envisagés dans l'avenir. L'objectif de cette initiative est de promouvoir les « études moriscologiques », au Maroc et ailleurs, celles-ci intégrant, par définition, une dimension euro-méditerranéenne.
Alors que les mémoires sont vives sur ce sujet, force est de constater que les faits ne sont pas inscrits – ou sont encore mal inscrits – dans la plupart des manuels scolaires.