Le choix de l'Egypte
Les relations entre la vallée du Nil et la côte, les montagnes et l'arrière-pays de ce qui constitue aujourd'hui la Syrie et le Liban remontent à l'Antiquité. De nature commerciale ou culturelle, elles n'ont jamais été interrompues en dépit des conflits qui ont frappés la région. Les mouvements migratoires ont été plus fréquents dans un sens que dans l'autre. Ainsi, en 1724, le schisme intervenu au sein de la communauté grecque-orthodoxe syrienne par la fondation d'un patriarcat[1] rattaché à Rome, provoque un courant migratoire de melkites (grecques-catholiques) originaires de Damas, Alep, Zahlé ou Saïda vers l'Égypte. Il s'agit notamment de familles bourgeoises, venus avec des ouvriers, qui investissent une partie de leurs capitaux dans le commerce ou l'industrie naissante du coton. Le patriarche Mazlûm[2], qui obtient la reconnaissance de son Église par le sultan en matière civile et ecclésiastique, favorise le développement de sa communauté à Alexandrie où il nomme un évêque, encourage l'établissement des fondations charitables et la construction d'églises.
Les réformes décidées par Muhammad ‘Alî et l'autonomie croissante de l'Égypte à l'égard d'Istanbul sont deux facteurs favorables à l'installation des Shawâm. Le khédive[3] ‘Abbas Ier[4] essaie d'imposer des entraves aux nouveaux venus, mais sa tentative reste sans lendemain. Son successeur, Muhammad Saïd[5] instaure des liens de dépendance étroits avec l'Europe, une ligne prolongée, volontairement d'abord puis sous la contrainte de l'occupation britannique (1882) par Ismaïl[6] et Tewfik[7]. Le développement du nord de la Méditerranée est présenté comme un modèle à reproduire. Cette option nécessite d'apprendre les langues étrangères. Les Shawâm saisissent, là, une opportunité puisqu'une partie non négligeable d'entre eux maîtrisent d'autres langues que l'arabe, à commencer par le français. Ils retrouvent d'ailleurs, sur le sol égyptien, les types d'écoles de congrégations religieuses (Frères des Écoles chrétiennes[8], Jésuites[9]) dans lesquelles leurs parents ont pu être formées.
L'exil se présente donc aussi comme le résultat d'une attraction. Les Levantins sont souvent les premiers embauchés par les grandes sociétés et banques européennes ou nord-américaines. Les mêmes causes produisant des effets différents en fonction des régions, l'ouverture du canal de Suez suscite un décollage sur les rives du Nil. Les Shawâm participent activement au développement d'un secteur économique privé. Ils réussissent dans la culture du coton et du mûrier autant que dans les professions libérales comme comptables, magistrats, avocats, médecins, ingénieurs, entrepreneurs, traducteurs ou conseillers politiques. Ils s'établissent en Alexandrie, à Damiette, à Mansourah, à Tanta et au Caire. Ils profitent, plus vite que les coptes[10], de la constitution égyptienne de 1866 qui établit l'égalité juridique de tous les citoyens et accorde la plénitude des droits civils aux chrétiens. Le libéralisme culturel et politique, plus marqué dans la capitale égyptienne qu'à Istanbul, surtout après la suspension de la constitution ottomane par le sultan Abdul Hamid II[11], encourage les intellectuels de langue arabe à lancer un mouvement de presse rapidement florissant.
La communauté des Levantins en Égypte compte plus de 100 000 membres au début du XXe siècle : fonctionnaires, coiffeurs, savetiers, chauffeurs, ingénieurs, dentistes, médecins, les commerçants, peintres. Leur fortune cumulée est estimée à un milliard et demi de francs soit 10% du PIB égyptien. Ceux qui ont des capitaux investissent dans de petites industries (huile, savonnerie, tabac, pâtisserie...). D'autres fondent des sociétés plus importantes autour du commerce ou de la production de sel, de sodium, de textile, de parfum, de bois, de soie. Ce succès économique entraîne l'ouverture d'écoles, de clubs, d'associations de bienfaisance, en général autour d'un lieu de culte qui est, le plus souvent, une église. Une minorité retourne vers les villages d'origine mais la majorité demeure dans un entre-deux en s'installant pour plusieurs générations en Égypte, sans pour autant s'inscrire pleinement dans la société d'accueil.