Une abrogation progressive puis radicale
La situation des protestants se dégrade à partir de 1610, lorsqu'ils perdent l'ami attentif qu'ils conservaient sur le trône. Selon Elisabeth Labrousse, l'Édit de Nantes se referme alors « comme un tombeau »
sur les réformés. Avec la paix d'Alès, en 1629, les protestants doivent renoncer aux privilèges de l'édit, à commencer par le droit de détenir une force de frappe militaire. Par la suite, sous Richelieu[1], et surtout sous Mazarin[2], leurs droits religieux sont grignotés. Les protestants demeurent certes, sujets du roi, mais leur situation devient de plus en plus précaire, tant du point de vue financier (les rentes que fixait l'édit de Nantes ne sont plus versées) que du point de vue des forces pastorales (il leur est interdit désormais de faire appel à des pasteurs de l'étranger, notamment de Genève). Attaqués par le clergé catholique, ils prennent une posture défensive. Ils ne condamnent pas les objectifs pastoraux de reconquête, puisqu'une même visée les habite, en revanche ils contestent avec vigueur les méthodes utilisées pour atteindre ces objectifs.
Les années décisives sont celles durant lesquelles Louis XIV commence à régner personnellement, c'est-à-dire à partir de 1661. Dans ses Mémoires, rédigés vers 1669-1670 pour instruire le Dauphin[3], le roi explique que les huguenots sont trop nombreux pour qu'on puisse les anéantir ce qui le conduit à une autre solution pour les faire reculer : d'une part les « presser », c'est-à-dire interpréter désormais l'édit de Nantes de façon aussi restrictive que possible, de façon à rendre l'exercice du culte protestant de plus en plus difficile et à désagréger les communautés ; d'autre part « attirer, même par les récompenses ceux qui se rendraient dociles »
, entendons par là inciter les protestants à abjurer[4], au besoin en leur faisant miroiter des avantages sociaux ou financiers. C'est la politique de la carotte et du bâton. Avantages financiers d'un côté, qu'on accorde aux nouveaux convertis à travers une institution ad hoc (la Caisse des économats, familièrement appelée Caisse des conversions). Arrêts anti-huguenots de l'autre, qui vont se multipliant. L'ensemble des arrêts ne sont pas appliqués, du fait de la faiblesse de l'administration royale, mais leur multiplication finit par engendrer au mieux un sentiment d'insécurité, au pire des brimades quotidiennes.
Dès 1670, écrit Elisabeth Labrousse, « l'Édit de Nantes n'a plus été appliqué que si partiellement – et avec tant de précarité – qu'on n'est pas loin de pouvoir le considérer comme pratiquement ‘révoqué' »
. Ainsi, les représentants du roi vérifient qu'aucun temple n'a été construit en un lieu indu, et en font détruire, quitte à contraindre les huguenots à des marches toujours plus longues pour se rendre au culte du dimanche : vers 1680, il ne reste ainsi plus que la moitié environ des temples que l'édit de Nantes avait autorisés. Ils interdisent aux pasteurs de prêcher ailleurs qu'en leur lieu de résidence, ou de prêcher en plein air. Ils interdisent les colloques[5] – ces rencontres d'églises locales –, ainsi que le chant des psaumes[6] en dehors des lieux de cultes, or c'était là une activité que les huguenots pratiquaient volontiers, dans la rue, en marchant, en travaillant. Ils interdisent les ensevelissements à d'autres moments qu'au lever du jour ou à la tombée de la nuit, ce qui restreint considérablement la dimension sociale de ces actes communautaires. Ils restreignent le champ d'application des écoles réformées. Ils permettent aux curés d'aller visiter, sans témoins, les huguenots malades afin de leur extirper une abjuration sur leur lit de mort. L'un des arrêts les plus significatifs est celui qui, à compter de 1679, impose la confession de catholique romain au commissaire royal, nommé par la Cour pour surveiller les travaux du Synode, l'organisation faîtière des Églises réformées de France.
Ces mesures provoquent un nombre croissant d'abjurations, mais elles se révèlent insuffisantes pour éradiquer le protestantisme. Le roi prend alors la décision d'une persécution ouverte qui prend le nom de dragonnades. Dès 1681, dans le Poitou, puis dans le Languedoc, soit dans les terres rurales les plus densément peuplées de protestants, il envoie massivement les dragons (soldats à cheval) avec consigne de tout faire pour rendre la vie insupportable aux protestants, mais de prendre garde à ne jamais importuner les catholiques, y compris les nouveaux convertis ; en conséquence de quoi, il suffit à une famille protestante d'abjurer pour se voir débarrassée de la présence des soldats en un temps où les casernes n'existent pas. La survenue d'un contingent de soldats, même s'ils ne sont pas ennemis, est une calamité pour une communauté villageoise : les cultures sont piétinées, les réserves de vivres sont pillées, les maisons sont saccagées, les hommes sont humiliés, les femmes sont violentées et parfois violées. Dans le Poitou, cette torture collective permet d'enregistrer 30 000 abjurations en quelques semaines et provoque des fuites à l'étranger par voie de mer, notamment en Angleterre. Des pasteurs eux-mêmes, de plus en plus nombreux, montrent la voie de l'abjuration .
L'Édit de Fontainebleau, révoquant celui de Nantes en septembre 1685, ne survient donc pas comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Il parachève une entreprise de longue haleine qui a vu la réduction des libertés, la diminution du nombre des églises, la désorganisation du culte, l'ébranlement de la force de résistance. Il consiste à ordonner la destruction de tous les temples, sans la moindre exception ; à interdire tout exercice du culte réformé, fût-ce en plein air ou dans les granges ; à imposer aux pasteurs de choisir entre l'exil immédiat et l'abjuration, mais à interdire, à l'inverse, aux autres membres des communautés de quitter le royaume, sous peine de confiscation de corps et de biens. La situation est bien différente de l'état de guerre civile du XVIe siècle. Les huguenots ne prennent pas les armes contre les soldats du roi lors des dragonnades et, lorsque certains d'entre eux – les Camisards[7] – s'organisent militairement dans les années 1702-1706, la révolte armée est réprimée.
Face à ce qui est vécu comme un cataclysme, les réactions de la population protestante sont diverses. Il est possible de les ranger en trois catégories. Tout d'abord, l'abjuration. Un pasteur sur cinq, environ, se résout à abjurer. Dans leur sillage, la plus grande partie de la population protestante, en tout cas plus d'un demi-million de fidèles, accepte d'intégrer l'Église catholique. Dans bien des cas, il ne s'agit que d'un catholicisme de façade : quand Louis XVI[8] signera en 1787 un édit de tolérance[9], plusieurs centaines de milliers de Français se déclareront protestants, lointains descendants de ceux qui avaient abjuré, preuves vivantes de ce que la foi réformée a été clandestinement maintenue dans le secret des familles au fil des générations et qu'elle n'attendait qu'un signal pour apparaître à nouveau au grand jour. Ensuite, la clandestinité. Certaines communautés bravent les interdictions de célébrer le culte et se réunir dans la clandestinité : c'est l'Église du Désert[10], active en particulier dans les montagnes des Cévennes, laquelle, une génération plus tard, se dote d'une organisation efficace et discrète, en lien avec les Églises du Refuge[11] établies à l'étranger. Enfin, la fuite et l'exil, avec plus ou moins de succès. L'édit interdisant aux protestants de quitter le Royaume, ceux d'entre eux qui sont saisis sur la route de l'exil sont sévèrement punis : les familles sont séparées ; les femmes parfois emprisonnées, ou envoyées dans des couvents d'où l'évasion est rare ; les enfants confiés à des institutions religieuses ; les hommes valides enchaînés les uns aux autres et condamnés à traverser ainsi de vastes régions du Royaume pour rejoindre le port de Dunkerque au Nord ou celui de Marseille sur la Méditerranée, où les attendent le bagne les galères, fleuron du prestige royal.
La Révocation est la victoire éphémère de l'intransigeantisme religieux qui exclut ceux qui croient autrement. Elle est, pour la plupart des hommes et des femmes du XXIe siècle, considérée comme l'une des grandes fautes, peut-être la plus grande, de Louis XIV. Cela étant dit, les historiens ne peuvent plus faire leurs, sans autre forme de procès, les mots de Saint-Simon, comme si la Révocation était un acte de pure méchanceté. Il importe de replacer cet acte royal dans le contexte d'une représentation du monde qui voit la tolérance religieuse comme une porte ouverte à l'erreur. A cet égard, la pensée d'un Pierre Bayle[12], philosophe huguenot qui plaide précisément pour le droit de la conscience errante, notamment dans son Commentaire philosophique de 1686, ne reflète pas l'opinion de l'immense majorité de ses compatriotes, ni non plus celle de tous les protestants. La révocation de l'édit de Nantes n'est pas un programme d'élimination physique des huguenots, mais une tentative de conformer la réalité aux conceptions du monde qui prévalent alors.