Le Refuge huguenot (v. 1660 – v. 1750)

Politique d'accueil et de soutien : le cas suisse

Les Lorrains et les réfugiés du Nord de la France passent en général directement en Allemagne. En revanche, les fugitifs venant du Sud traversent le plus souvent la Suisse. Ce sont les plus nombreux, du moins si l'on considère les personnes arrivant à Francfort. Cela n'est en rien une surprise : le Sud de la France comptait environ 487 000 protestants en 1670, contre 174 000 dans le Nord et 195 000 dans l'Ouest (estimation de M. Magdelaine). La Suisse est un pays divisé confessionnellement entre cantons protestants et catholiques depuis le XVIe siècle. Ses responsables ont signé un traité de paix perpétuelle avec la France au lendemain de la bataille de Marignan (1515) et l'ont renouvelé en 1663 avec Louis XIV[1]. Or, les huguenots commencent à arriver dans les années 1660, avec une augmentation très forte à partir de 1680. Cette situation inquiète les cantons protestants car, depuis l'annexion du Pays de Gex et celle de la Franche-Comté en 1674 (autrefois en mains espagnoles), plus aucune grande puissance ne s'interpose entre la Confédération et le Royaume de Louis XIV. Cela est d'autant plus préoccupant qu'en 1681, la France annexe Strasbourg, ville alliée de Berne et de Zurich. C'est la raison pour laquelle les Suisses demandent aux juristes de l'Université de Bâle s'ils peuvent accueillir des réfugiés pour cause de religion, alors qu'une clause du traité de paix concerne précisément l'extradition des fugitifs français sur sol helvétique. Malgré la menace des canons de la citadelle française d'Hunningue, toute proche, les Bâlois répondent que la clause du traité ne concerne nullement les réfugiés pour cause de religion et qu'il est donc possible de les accueillir.

La plupart des réfugiés qui traversent la Suisse passent par Lausanne, Berne et Zurich ; un plus petit nombre par Genève et Neuchâtel. Le nombre de ceux passant par Neuchâtel ira croissant au fil des ans : il faut rappeler qu'il s'agit d'une principauté aux mains de la famille des Longueville, souverains français catholiques d'un comté protestant. Les premiers réfugiés craignent sans doute la présence d'un prince catholique à Neuchâtel, mais l'expérience montre que cette crainte n'est pas fondée. Quant à Genève, la cité de Calvin, elle ne jouit plus de la situation qui était autrefois la sienne : l'encerclement de la Savoie, ennemi juré de la Rome protestante, a été remplacé par celui de la France, qui entretient sur place un résident[2] exerçant de fortes pressions sur le gouvernement local et informant régulièrement le roi sur le flux des réfugiés. De plus, la ville doit faire face à un ravitaillement difficile et connaît de nombreuses périodes de disette. Malgré cette situation délicate, Genève accueille environ 777 réfugiés en 1684, 3 352 en 1685 et 1 488 en 1686. Généralement, les réfugiés se rendent rapidement sur les terres vaudoises, alors entre les mains des seigneurs calvinistes de Berne ; ils y sont en sécurité et peuvent, de là, prendre la route de l'Allemagne, par Bâle ou Schaffhouse, les deux portes de l'Empire.

Nulle part, en Suisse, il n'est question d'offrir aux réfugiés un lieu d'installation. Ce sont des raisons démographiques qui sont invoquées par les autorités : les villes et les campagnes sont alors jugées trop peuplées. Outre la mauvaise conjoncture économique de la fin du XVIIe siècle, il faut mentionner l'exiguïté du territoire, parsemé de lacs, de forêts et de montagnes, la nécessité de ménager les cantons catholiques et les pressions exercées par la France sur Genève. Cela n'empêche pas certains réfugiés de s'implanter, soit parce qu'ils ont des contacts sur place, soit parce que leur profession est jugée utile, soit encore parce qu'ils parviennent à contourner la légalité. Le grand problème de la Suisse, comme le souligne Myriam Yardeni, reste de canaliser leur flot et d'accélérer leur passage. Les autorités se résolvent même à des expédients relativement violents, comme lorsqu'en 1692 et en 1698 elles demandent leur expulsion en raison d'une crise de subsistance : la politique de renvoi est décidée en septembre 1693 à la Diète de Baden et rendue effective en 1699. De nombreux réfugiés continuent cependant d'affluer. Tout au long du Refuge, les baillis bernois informent donc avec précision leurs autorités des passages sur leurs terres et des lettres sont adressées aux voisins neuchâtelois pour qu'ils accueillent plus de réfugiés afin de soulager telle ou telle région bernoise ou vaudoise alors surpeuplée. Mais l'inverse est également vrai, Neuchâtel estimant souvent faire plus que le maximum.

Le nombre des réfugiés augmente tellement dans les années 1680 que les confédérés créent un fonds de secours avec une clé de répartition pour l'hébergement, clé qui est revue plusieurs fois. L'estimation retenue est de 140 000 réfugiés soutenus entre 1660 et 1770, date extrême du Refuge. Mais ce chiffre est ancien, il remonte aux recherches du XIXe siècle. Pour être complet, il faudrait mener un dépouillement global de toutes les archives des villes et des villages suisses, ce qui n'a jamais été entrepris. Des chiffres locaux plus précis sont connus, grâce aux recherches systématiques menées dans les années 1980 pour certaines régions. C'est le cas de la ville de Neuchâtel, étudié par Rémy Scheurer : de 1661 (arrivée des premiers réfugiés) à 1682, le nombre ne dépasse jamais quelques dizaines. Il augmente subitement en 1683 et passe à 200. En 1684, il est de 385 et en 1685 de 967, puis de 1 300 en 1686 et finalement de 4 000 en 1687. Entre 1684 et 1691, Neuchâtel, ville de 3 500 habitants, accueille en tout 18 000 réfugiés dans ses murs. Pour comparaison, la ville de Zurich, « directoire » des cantons protestants, accueille, de 1687 à 1692, quelque 20 600 réfugiés, pour 7 à 8 000 habitants. A Schaffhouse, entre 1683 et 1692, le nombre des réfugiés secourus est d'environ 26 500, soit en moyenne 4 000 réfugiés par an pour une population de quelque 5 à 6 000 personnes. Mais il faut aussi tenir compte des chiffres des petits villages, lorsque les archives sont disponibles. Ainsi Dombresson, dans la principauté de Neuchâtel, accueille entre 1680 et 1715 6 000 réfugiés alors qu'il ne compte que 348 habitants en 1712 : pour la seule année 1691, le village accueille même 1 273 réfugiés ! La mesure exacte du nombre des réfugiés est un exercice extrêmement difficile, qui devrait prendre en compte l'ensemble des localités de la Suisse protestante, tout en évitant de comptabiliser plusieurs fois la même personne.

Les réfugiés arrivent le plus souvent démunis de tout bien. En se présentant dans une ville, ils reçoivent souvent une passade[3] offerte par les autorités locales. Si certains ont pu partir avec quelque somme d'argent, ils l'ont souvent dépensée pour subvenir à leurs besoins ou pour financer un passeur. Nombreux sont également ceux qui se sont fait dépouiller par des brigands ou des soldats. D'autres encore arrivent fatigués, malades ou blessés. A Avenches, ville francophone sous domination bernoise, les dépenses pour les pauvres de l'hôpital passent de 400 florins au début des années 1670 à 1 600 florins en 1694 pour une population de 1 000 habitants, ce qui est beaucoup. Les caisses étant souvent déficitaires, des dons sont sollicités : c'est de cette époque que date, à Neuchâtel, la tradition de présenter à la fin du culte des sachets pour recueillir de l'argent à destination des réfugiés. A ces collectes locales s'ajoutent celles entreprises dans les autres pays réformés, comme la collecte extraordinaire réalisée à travers l'Europe en 1703 lors de l'annexion de la principauté d'Orange par Louis XIV et l'expulsion de ses réformés. Mais les Suisses donnent aussi pour l'étranger (souvent en Allemagne), en particulier pour la construction d'un temple. L'effort suisse est particulièrement important dans ces années de disette ; ainsi à Berne, où on attribue 300 000 livres aux réfugiés, soit 20% des revenus de la ville et de ses territoires en 1691. Inquiets d'un avenir plus sombre encore, les Suisses prennent des mesures d'anticipation. Ainsi entre 1690 et 1711, la ville du Locle, dans la principauté de Neuchâtel, aide environ 4 000 réfugiés mais se garde bien de distribuer tout le produit des collectes, craignant que la charité des particuliers ne finisse par fléchir.

Le processus d'intégration des réfugiés est variable, il dépend en partie de la profession et de la réussite économique (Suchard[4] par exemple) même si l'impact n'a pas encore étudié dans toute son ampleur, sa connaissance dépendant de quelques travaux pionniers comme ceux de Walter Bodmer. Pour les paysans, les choses sont difficiles : ils n'ont pu amener avec eux leurs biens et n'ont guère les moyens d'en acquérir de nouveaux, ce sont les premiers qui partent vers des contrées plus lointaines. Tel n'était pas le cas des artisans, dont les facilités d'implantation sont plus grandes. En fait, c'est surtout dans des domaines novateurs et peu exploités que l'installation professionnelle révèle possible. C'est le cas de la banque, sans doute à la faveur du réseau de correspondants entretenu en Europe via la diaspora des réformés. C'est aussi le cas des produits à forte valeur ajoutée de l'industrie textile (soieries, indiennes[5] etc.) ou de l'horlogerie. Le haut niveau de vie français est ainsi transplanté dans une Suisse calviniste plus modeste. Nombreux sont alors les théologiens à s'élever contre l'apparition du luxe en Suisse, comme Bénédict Pictet[6] à Genève ou Jean-Frédéric Ostervald[7] à Neuchâtel, et il n'est pas rare de trouver des plaintes émanant des autorités contre certains Français protestants ne respectant pas les prescriptions en matière de tenue vestimentaire (trop de couleur, port de l'épée etc.).

Dans les premières décennies, la tentation de jouer le particularisme est très forte : ainsi à Lausanne où lors d'un litige, l'une des parties demande que l'on juge le cas selon les lois en vigueur dans la province d'origine. Cette tendance, que le caractère « associatif » de l'Ancien Régime vient renforcer, se vérifie dans la création de nombreuses Eglise françaises en Suisse, réservées aux huguenots, comme à Bâle, Aarau, Zurich, Saint-Gall, Schaffhouse ou Winterthur. De même, les réfugiés créent leurs propres associations caritatives pour leurs coreligionnaires. Ainsi à Genève et Lausanne où les réfugiés fondent la « Bourse française », sorte de corporation associative, petite « bourgeoisie huguenote » locale. Ces institutions disparaissent pour la plupart au milieu du XIXe siècle, au moment où l'historiographie commence à reprendre le flambeau de la mémoire huguenote. La disparition de ces institutions souligne donc, d'une certaine manière, la réussite de l'intégration des descendants des quelque 20 à 22 000 réfugiés qui s'établissent en Suisse.

  1. Louis XIV (1638-1715)

    Roi de France dès 1643, fils de Louis XIII et petit-fils d'Henri IV, il n'exerce le pouvoir personnellement que depuis 1661. Sa politique de prestige comprend plusieurs volets : centralisation monarchique et affaiblissement du rôle de la noblesse, essor culturel, campagnes militaires diverses. Il aime à se faire appeler Louis le Grand mais laisse à sa mort une France très affaiblie.

  2. Résident

    Le résident est une sorte d’ambassadeur.

  3. Passade

    Viatique sous forme d’argent permettant aux réfugiés de subvenir à leurs besoins et de reprendre le chemin.

  4. Philippe Suchard (1797-1884)

    Descendant de huguenots installés à Neuchâtel, entrepreneur, industriel et confiseur renommé, il fonde en 1826 une entreprise de confiserie à Serrières, près de Neuchâtel. Les chocolats du même nom, de même que les fameux bonbons « Sugus », sont créés par lui.

  5. Indiennes

    Toiles peintes.

  6. Bénédict Pictet (1655-1724)

    Théologien et pasteur genevois, auteur de traités de morale et de théologie. Il se présente comme un défenseur de la stricte orthodoxie calviniste.

  7. Jean-Frédéric Ostervald (1663-1747)

    Théologien et pasteur neuchâtelois. Chef de fil du mouvement de réforme religieuse à Neuchâtel, il est également un prédicateur renommé. Son oeuvre insiste avant tout sur la nécessité de la morale et sur le comportement vertueux des fidèles.

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