La répression de l'Irlande sous Cromwell
A la mort de Charles Ier, le gouvernement anglais est dominé par Oliver Cromwell[1], un puritain farouchement hostile aux « papistes ». En mars 1649, le Rump Parliament[2] anglais à ses ordres le charge d'intervenir militairement en Irlande pour empêcher l'île de devenir une base royaliste au service d'Ormond et de Charles II. Nommé commandant en chef de l'expédition puis gouverneur général d'Irlande le 22 juin 1649, il débarque dans l'île en août avec 12 000 hommes bien entraînés, notamment les fameux Ironsides de la New Model Army, ces cavaliers qu'il a conduits à la victoire à Naseby (14 juin 1645) et à Preston (17 août 1648).
La guerre menée par Cromwell en Irlande présente beaucoup de points communs avec les pratiques militaires du Continent pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648). Comme il est décidé à « mener à son terme le combat contre les Irlandais barbares et assoiffés de sang » qu'il hait, il recourt systématiquement à l'humiliation et aux massacres. A Drogheda, le 11 septembre 1649, ses soldats tuent 2 000 à 3 000 personnes, femmes, enfants et vieillards compris. Ses troupes infligent le même sort à Wexford en octobre 1649. La sauvagerie de la prise de Drogheda contribue à dresser un mur d'incompréhension entre les catholiques et les protestants d'Irlande. Cromwell se dit convaincu que le sac de Drogheda est, suivant la loi du talion, une réponse légitime et approuvée par Dieu au massacre des protestants de 1641 : « Je suis persuadé que c'est là le jugement de Dieu qui condamne justement les maudits barbares qui ont trempé leurs mains dans l'effusion de tant de sang innocent [protestant] ». A la fin du mois de mai 1650, la majeure partie de l'Irlande est pacifiée : seul le Connacht (Connaught) échappe aux Anglais. Avant de rentrer en Grande-Bretagne combattre les Ecossais, Cromwell promeut son gendre Henry Ireton[3] Lord Deputy et le charge d'achever la conquête de l'île. Encore une fois divisés à propos du commandement et des objectifs, les Irlandais finissent par déposer les armes : la place forte de Galway se rend en mai 1652 et les derniers noyaux de résistance dans l'Ulster et le Connacht cessent le combat durant l'été.
Par des mesures économiques et politiques, les Anglais s'emploient alors à renforcer leur présence en Irlande afin d'empêcher toute nouvelle insurrection. Leurs objectifs consistent à punir les rebelles, à assurer la domination protestante et à satisfaire les réclamations des Adventurers, leurs compatriotes qui ont donné de l'argent pour la reconquête de l'Irlande contre la promesse de terres. Ils suppriment le Parlement irlandais : désormais, les députés élus[4] dans l'île siègent au Parlement de Westminster qui, seul, vote des lois sur l'Irlande. Le 12 août 1652, le Rump Parliament adopte l'Act of Settlement, de douloureuse mémoire pour les Irlandais. Cette loi définit les modalités de la répression. Elle établit une distinction entre les rebelles de 1641 et les chefs royalistes, d'une part, et les soldats confédérés, d'autre part. Les premiers doivent être capturés et exécutés, les seconds, considérés comme des « délinquants », privés de leurs terres. Les propriétaires qui n'ont pas été fidèles au Commonwealth, le régime instauré en 1649, se voient confisquer de 20 à 66 % de leurs terres selon le degré attribué de « délinquance ».
Au printemps 1653, Cromwell précise les conditions de l'application de cette loi. Les propriétaires irlandais « délinquants » dont les terres sont saisies doivent être déplacés à l'ouest du Shannon, autrement dit dans le Connacht, la province la plus pauvre de l'île, et dans le comté de Clare. Des déportations ont effectivement lieu vers l'ouest entre septembre 1653 et mars 1655, mais il est matériellement impossible de remplacer les centaines de milliers d'Irlandais qui auraient dû être expulsés. Dans dix comtés situés à l'est de cette rivière Shannon, le gouvernement anglais accorde des terres à des vétérans de l'armée de Cromwell et à des Adventurers. Dans les autres comtés, qui ne sont pas concernés par cette mesure, les terres confisquées restent à la disposition du gouvernement qui peut les céder à des leaders parlementaires, par exemple. Londres rembourse ainsi les sommes d'argent qui lui ont été données pour financer les campagnes militaires et payer les garnisons. Les expropriations et les déplacements de familles d'Irlandais sont donc une des conséquences de son manque de moyens financiers. Elles permettent, en outre, de dédommager des paysans anglais modestes chassés de leurs terres par le mouvement des enclosures[6]. D'après l'enquête menée en 1655-1656 par William Petty[5], sur les 12 000 anciens soldats de la New Model Army à qui le Commonwealth a donné des terres en Irlande, beaucoup les revendent à des propriétaires protestants mais 7 500 restèrent en Irlande. Il faut ajouter à ce nombre, celui d'environ 10 000 Parlementaires[7] arrivés après la guerre civile.
Quel bilan peut-on tirer de cette politique ? Dans l'ensemble, les années 1641-1659 ont trois grandes conséquences. Tout d'abord, elles voient s'accroître le nombre de protestants en Irlande. En 1672, sur 1 100 000 habitants, l'île comptait 300 000 non catholiques dont 100 000 anglicans et 200 000 presbytériens, indépendants, baptistes ou quakers. Ensuite, elles élargissent durablement le fossé qui sépare les protestants des catholiques, la spoliation succédant aux massacres ; à l'inverse, elles rapprochent les Irlandais des Old English qui se sentent davantage solidaires. Enfin, elles aboutissent à la création d'une classe de propriétaires britanniques protestants qui dominent des tenanciers irlandais catholiques réduits à la portion congrue. En 1640, les catholiques possédaient 60 % des terres, en 1660 seulement 8 à 9 %. En Ulster, il n'y a presque plus de propriétaires catholiques ; dans le Munster et le Leinster, les protestants détiennent la majeure partie des terres. En 1662, pour corriger en partie les conséquences de l'Act of Settlement de 1652, une loi ordonne aux propriétaires cromwelliens de céder une partie de leurs terres à des Old English et à des « catholiques innocents ». Ce nouvel Act of Settlement permet de ramener la part de la propriété catholique à 20 % en 1685. Mais cette mesure ne permet pas d'apaiser les tensions entre les catholiques et les différentes communautés protestantes, en dépit des souhaits formulés par l'économiste William Petty. Le soutien des Irlandais au roi catholique Jacques II[8], lors de la Glorieuse Révolution, illustre de nouveau ces clivages. Mais les catholiques ne sont pas unis : lorsque le primat Oliver Plunket entreprend de réformer les clergés séculier et régulier, qui se trouvent dans un état de désorganisation avancé après la répression cromwellienne, sa politique est mal accueillie par les franciscains au point que certains projettent de le faire assassiner.