Figures masculines vantée au Liban, partiellement ignorées en Egypte
La littérature d'émigration en Egypte connaît son apogée avec le poète Khalil Mûtran (1872-1949). Pionnier d'une « école romantique », il puise ses thèmes dans l'histoire et la littérature arabe tout en étant ouvert à la culture européenne, notamment française. Surnommé le « poète des deux contrées » après le décès du « prince des poètes » Ahmad Shawki, il fait de l'histoire –à l'instar de ce dernier- le théâtre de son combat. Dans la presse comme dans la poésie, il défend les grandes causes qui occupent la société égyptienne de l'époque, à savoir le nationalisme, l'indépendance, la démocratie, les droits de la femme. Il compare l'Egypte à un jardin, à un coin de paradis où il est possible de goûter la paix et la liberté ; il chante son amour du Nil et de la nature qui l'entoure, en écho au « poète du Nil et du peuple » Hafiz Ibrahim. Dans le même mouvement, il célèbre son amour pour le Liban avec des poèmes comme Wadâ wa-Salâm (« Au revoir et salut ») ou encore « Aide au Liban » : « Mon amour aux deux pays ! Je suis le maillon médian de cet ordre. Je dispose de cette position non comme d'un motif d'orgueil... mais pour une loyauté sûre et pour un respect des pactes ». Mûtran a quitté ce Liban en 1890, après une tentative d'assassinat liée à ses critiques à l'encontre du sultan Abdulhamid II[1]. Engagé dans un combat pour la liberté d'expression, il réplique au Premier ministre égyptien Muhammad Saïd[2] qui le menace d'expulsion, qu'il ne cédera pas aux menaces. Il soutient la mobilisation de ses amis contre les Britanniques, notamment Mustafa Kamel[3] pour lequel il rédige une oraison funèbre.
Dans le sillage de Khalil Mûtran, qui publie Misr, Antûn Gemayel (1887-1948) s'impose comme une personnalité polyvalente. Traducteur officiel, directeur du plus grand quotidien égyptien, Al-Ahram, de 1933 à 1948, rédacteur dans plusieurs périodiques, il exerce également des fonctions politiques. Il est élu sénateur pendant une décennie, participe à la vie de plusieurs associations nationales ou internationales et se voit décerner le titre de « pacha » par le roi Farouk[4]. Auparavant, il a occupé le poste de secrétaire générale de l'Alliance libanaise, vouée à la promotion de l'indépendance du Liban, de sa fondation à sa dissolution (1909-1921). Devant les autorités britanniques, il se présente en défenseur des grandes causes de l'Egypte. L'indépendance étant inévitable, il propose un plan de négociations pour éviter que l'hostilité de l'opinion égyptienne ne se transforme en violence puis en répression. Mais il considère que la loyauté dont lui et d'autres Shawâm font preuve à l'égard de leur pays d'accueil n'est pas récompensée à sa juste mesure. Il rappelle l'hostilité du poète Muhammad al-Asmar[5] à l'encontre de Khalil Mûtran devenu président de la troupe nationale égyptienne : « Un Shâmî qui préside une troupe nationale, c'est trop, oui c'est trop, c'est trop. Sauf que l'histoire va dire que l'âge d'or de la troupe nationale égyptienne n'aurait pu être réalisé que sous l'égide et la présidence de Mûtran. Comme l'âge d'or du journal Al-Ahram ne s'est réalisé qu'au temps de son propriétaire Gabriel Takla pacha[6] et de son rédacteur en chef Antûn pacha Gemayel ». Cette allusion renvoie à la précarité de la situation des Libanais en Egypte où le sobriquet de Shâmî peut aussi être entendu comme une insulte. Ce sentiment est entretenu par les propos et les attitudes de l'occupant britannique, Lord Cromer[7] considérant publiquement ces chrétiens venus d'ailleurs comme la partie la plus élevée de la société, un groupe plus intelligent et moins corruptible.
Sentiment de supériorité ici, de jalousie là, conflits d'intérêt et sectarismes de divers ordres traversent les opinions de l'époque, de bas en haut de la société, ils ne doivent pas être passés sous silence à côté des engagements communs en faveur de l'Egypte. L'émeute du 26 janvier 1952, la révolution de juillet qui suit en provoquant l'abdication du roi, puis la crise succédant à la nationalisation du canal de Suez (1956) créent une situation qui provoque le départ de la grande majorité des Shawâm. Dès lors, les rapports se posent en termes différents : les représentations véhiculées en Egypte ont tendance à minorer, ou à ignorer, le rôle de ces migrants de langue arabe ; celles qui traversent les milieux chrétiens du Liban ont tendance à le valoriser. Dans ce tableau, des figures d'exception émergent, telle celle de Youssef Chahine, né en 1926 d'un père libanais et d'une mère égyptienne. Une partie de son œuvre cinématographique est habitée par son expérience personnelle de fils de migrant et son attachement à l'Egypte, plus spécialement à sa ville natale, Alexandrie : « Je suis Egyptien, Arabe et humaniste. Je suis d'Alexandrie, capitale du monde, lieu de rencontre des religions. Je suis Egyptien et je veux travailler en Egypte et personne ne m'en empêchera. » Dans son film L'Emigré (1994), il s'inspire du récit biblique relatif à Joseph, fils de Jacob, pour souligner le fait que l'homme n'est pas totalement déterminé, qu'il porte une part de liberté qui lui permet de se construire et de pardonner. Dans Le Destin (1996), il dresse un tableau de l'Andalousie du XIIe siècle où musulmans, juifs et chrétiens vivent en bonne entente. Ces films provoquent des réactions contrastées, allant de la louange à la condamnation, illustrant le conflit des interprétations du passé dans les sociétés contemporaines.
Il y a loin de la représentation non rationalisée à l'histoire. Les sources pour élaborer cette dernière sont diverses. Elles doivent s'appuyer sur des éléments apparemment anodins : ainsi le terme massan, qui signifie « monnaie » en dialecte libanais et évoque une « belle époque » de l'émigration durant laquelle les devises égyptiennes avaient cours au Liban transportées notamment par ces Shawâm qui venaient passer l'été dans leurs villas de la montagne libanaise. Elles doivent également se fonder sur les productions culturelles et artistiques qui décrivent une aspiration autant qu'un vécu. Historiens égyptiens, libanais, syriens et turcs n'ont jamais encore confronté leurs travaux sur cet objet précis qui suscite encore des expressions de susceptibilité nationale, sociale, religieuse. A fortiori, les manuels d'histoire destinés aux élèves du monde de langue arabe et turc n'en conservent pas la trace, sinon sous forme évanescente.