Religions et Argent

Gloires et déboires du vilayet de Sidon à l'aube de la question d'Orient.

Sidon, ville célèbre avant même l'antiquité gréco-romaine, garde toujours les traces de son passé glorieux vers la fin de l'ancien régime. Elle accède au rang de vilayet ou pachalik dans le système administratif ottoman en 1662, devient la résidence du pacha ou vali et le siège du gouvernement de la province qui porte son nom.

Sa juridiction s'étend du nord de Beyrouth jusqu'à Haïfa au sud et inclut dans son territoire l'émirat du Mont-Liban. La province de Sidon constitue un centre névralgique quasi-autonome garant des équilibres entre les régions environnantes. L'érection de ce vilayet vise principalement à dompter les velléités d'indépendances dont sont capables les défenseurs de l'émirat et leurs soutiens des contrées voisines. Il assume également une vocation traditionnelle et stratégique, celle de zone tampon entre Constantinople et l’Égypte.

Vouée au commerce international et au cabotage, Sidon dénommée Seyde dans la correspondance diplomatique européenne, occupe la première place parmi les échelles de la côte orientale de la Méditerranée et sert de débouché naturel au pays de Damas et de l'intérieur syrien. Elle commande un chapelet de petits ports sur le littoral libano-palestinien également ouverts au commerce maritime méditerranéen et qui se concurrencent. La France exerce un quasi-monopole sur ce commerce florissant durant le XVIIIe s. La Provence en bénéficie en premier lieu par l'intendance de la Chambre de Commerce de Marseille et naturellement par l'activité de son port. La Chambre de Commerce gouverne un régime d'outre-mer, gère tout un ordre d'organisation associant diplomates, commerçants et leurs adjoints selon une hiérarchie compacte de rangs et de rôles. Marseille exporte des produits métropolitains au Levant qui constituent la plus grande masse du trafic. Viennent par ordre d'importance les draps du Languedoc, les bonnets, le papier, et autres articles secondaires tels que les clous, les cordages, les confitures, les sirops, les liqueurs, etc.

Elle apprête également des produits d'origine exotique qu'elle réexporte tels les épices de tout genre et de tout arome, le sucre, le café, et des objets métalliques de l'Europe du nord, principalement du fer et acier en barres, puis du plomb et de l'étain. Les commerçants, encadrés dans une « colonie » formant une « nation », connaissent la spécialité de chaque échelle en matière de « retraits », c'est-à-dire des marchandises à expédier à Marseille.

À Sidon on achète la soie grège de Deir el-Kamar, chef-lieu du Chouf et résidence de l'émir du Mont-Liban, ainsi que les belles étoffes de soie fabriquées à Beyrouth (soie barutine) et à Damas. L'échelle de Sidon exporte principalement le coton de la région d'Acre, mais aussi fil et poil de chèvre, laine de chevron, cuir et peaux, cire, noix de galles et safranons pour la teinture, le traitement des cuirs, et la fabrication de l'encre ; les cendres pour les savonneries. Le coton représente à lui seul 80 à 90%, en valeur, des produits exportés vers Marseille. La soie représente 10 à 15 % de la valeur des produits exportés. Les autres articles d'exportation susnommés constituent 1%. La balance entre importations et exportations s'équilibre en général tous les ans.

Marseille n'accapare pas la totalité du commerce du Liban sud et de la Palestine. L’Égypte, notamment le port de Damiette, profite davantage de la dynamique commerciale et draine des articles chers : des soieries, du tabac, des fruits secs et autres. Certaines échelles de l'espace ottoman proprement dit, en particulier Smyrne, Constantinople et quelques îles attirent des navires de provenance de Seyde.

Le commerce fait circuler la monnaie. Celle-ci provient de plusieurs pays, traverse les frontières, entre dans le système de l'échange et se soumet aux lois du marché comme objet d'achat et de vente, surtout à un moment où le flux de l'or arrive de l'Amérique en Europe et la livre ottomane tombe dans la spirale de la dévaluation. L'essor économique affecte également la condition sociale de la population locale. Une classe de commerçants internationaux émerge. Ceux-ci s'établissent dans des comptoirs en Palestine, en Égypte, et à Constantinople accompagnés de leurs auxiliaires (commis, courtiers, interprètes, etc.). Des prêteurs à intérêts apparaissent et transgressent la loi prohibant l'usure. Des paysans quittent l'arrière-pays rude et montagneux, s'installent dans les plaines de la Palestine, où ils cultivent le coton, le tabac et autres plantations plus rentables. Des Maronites du Mont-Liban suivent le processus d'immigration enclenché depuis le Moyen Âge et qui s'accélère à partir du XVe s. Ils s'établissent dans différentes localités de la Palestine, s'organisent dans des villages ou quartiers et fondent des paroisses, notamment à Acre, à Nazareth, à Kfarberrem, à Jich et dans d'autres localités de la région de Safed. Ils essaiment jusqu'en Égypte, forment les noyaux de futures installations développées lors du percement du canal de Suez et affermissent la fortune de l'émigration syro-libanaise dans le pays des pyramides durant le dernier tiers du XIXe s.

Cependant une conjonction de plusieurs facteurs endogènes et exogènes surgit, ralentit cet essor, ruine le commerce et crée une crise politique et économique sans précèdent durant le dernier quart du XVIIIe s. La pénétration de la flotte russe en Méditerranée change complètement la nature des relations turco-russes déjà ponctuées par plusieurs guerres (1682-89, 1696-99, 1710-1711 et 1736-1739). Cette percée transfère le conflit de l'Europe vers le Proche-Orient, ouvre la Question d'Orient, suscite des révoltes locales et montre la faiblesse des Ottomans. En effet, la flotte russe, venue de Saint-Pétersbourg, apparaît en Méditerranée pour la première fois en 1768, détruit la marine de guerre ottomane lors de la bataille de TcheÅ¡mé le 5 juillet 1770, concentre ses opérations sur le littoral entre Acre et Beyrouth et soutient les mouvements d'indépendance entrepris en Égypte par le mamelouk Ali bey Al-Kabîr[1] et en Palestine par Dahir Al-Umar[2]. Ces deux chefs fondent leur pouvoir sur la terreur et le monopole du commerce, s'associent à l'aventure russe et périssent successivement suite à leurs échecs.

Beyrouth est la première victime de la conjonction de ces multiples intérêts contradictoires. Les émirs Chehabs la contrôlent depuis les années 1740 et en font la porte de leur négoce. L'émir du Mont-Liban Youssef se réconcilie avec Dahir et se joint à l'alliance russe. Il installe un agent pour protéger Beyrouth en la personne d'Ahmad pacha surnommé Djezzar[3]. Celui-ci se rebelle contre son maître et se déclare le serviteur fidèle de l'unique sultan turc. L'émir Youssef désire le déloger, appelle la flottille russe à l'aide et s'engage à payer 300 000 piastres pour ce service. Une division de l'escadre investit la ville et la bombarde. Djezzar combat les assaillants pendant plusieurs mois et décide enfin de se livrer à Dahir. En fait, Djezzar profite de cet exploit militaire pour remplacer progressivement ses adversaires. Entre-temps, les Russes étant habitués déjà à bloquer Beyrouth, comme c'est le cas entre le 21 et le 28 juin 1772, leur escadre intervient, soutient Dahir, réoccupe la ville pour une période plus longue entre le 6 juillet 1773 et février 1774, la pille et soumet la population à la loi de l'impératrice Catherine.

 

Lorsqu'ils se retirent après la signature du traité de Kutchuk-Kaïnardji (21 juillet 1774), ils réalisent trois objectifs : l'expansion de l'idéologie panslave et panorthodoxe sous caution de protection de leurs coreligionnaires en territoire ottoman, l'accès aux mers chaudes non glacées et le désenclavement géopolitique, enfin l'orientation d'une politique vers le Proche-Orient qui s'affirme à la fin du XIXe s et qui se prolongera via l'URSS à travers les pays acquis au socialisme arabe dans les années 1950 jusqu'à aujourd'hui au cœur du conflit syrien.

 

L'aventure russe en Méditerranée, associée aux velléités locales d'indépendance, brouille les voies de commerce. Lorsqu'elle se termine, advient la Révolution française dont les répercussions désorganisent davantage le fonctionnement des échelles.

L'accession de Djezzar pacha au vilayet de Sidon en 1775 ouvre une nouvelle ère de tyrannie. Il gouverne avec une main de fer. Il soumet ses anciens maîtres à des vexations continuelles et n'hésite pas à les éliminer. Il supprime d'abord Dahir et le remplace à Acre. Il pratique un monopole rigide, rançonne les marchands français et les expulse des deux principales échelles Acre et Sidon. Il accapare le gouvernement de Damas en 1785 et encercle le Mont-Liban. Il le pressure par une taxation implacable, soulève une faction contre une autre, livre l'émirat au marchandage pour mieux exploiter la population. Il révoque à plusieurs reprises l'émir Youssef son ancien bienfaiteur et finit par le tuer. Il maltraite son successeur l'émir Béchir II de la manière la plus abjecte et le contraint à opprimer la population.

Ayant résisté au siège russe de Beyrouth contrairement à ses devanciers, Djezzar se méfie de toute velléité d'ingérence étrangère. Il pressent le danger de la campagne de Napoléon en Égypte en 1798. Il se retranche à Acre, et aidé par les Anglais, il oblige Napoléon à lever le siège imposé à la ville entre le 21 mars et le 20 mai 1799. Il sévit alors contre les marchands français et contre ceux qu'il soupçonne de connivence avec l'offensive de l'armée française. Contrairement à l'expédition russe, la campagne de Napoléon manque ses objectifs stratégiques, mais elle entraîne des conséquences culturelles heureuses et déclenche un processus des réformes dans tout l'Empire ottoman.

L'imbrication de ces événements extérieurs et intérieurs annoncent les prodromes de la Question d'Orient, paralyse le commerce, crée une crise économique grave et réduit la population à l'indigence.

Ce cycle de malheurs se clôture par la mort de Djezzar en 1804 et la défaite des Wahhabites près de Damas grâce à une coalition turque, égyptienne et libanaise en 1811.

  1. Ali bey Al-Kabîr

    Ali bey al-Kabîr (1728-1773) mamlouk égyptien d'origine géorgienne, réussit à s'imposer dans sa caste, à s'entourer des lieutenants fidèles de son clan et à accaparer le pouvoir en Egypte aux dépens des Ottomans. L'entrée de la flotte russe en Méditerranée l'encourage à mener son projet d'indépendance. Il fait battre une monnaie où il met son nom à côté de celui du sultan, se rallie à Dahir Al-Umar, un autre potentat, maître d'une principauté autour d'Acre, et conquiert la Syrie en 1770 via son gendre le général Abou Dahab. Celui-ci, soudoyé par les Ottomans, quitte précipitamment la Syrie, rentre en Egypte et chasse Ali bey qui se réfugie auprès de Dahir. Ali bey fait appel à l'escadre russe et envoie un messager auprès d'Orlov. Comme la réponse tarde à venir, Ali bey marche sur l'Egypte pour reprendre le pouvoir, mais il est battu par Abou Dahab et meurt de ses blessures le 8 février 1773. La flottille russe arrive trop tardivement à son secours. Ali bey nourrit un double projet de grandeur : réaliser l'indépendance de l'Egypte et y restaurer l'ancien pouvoir des Mamlouks. Il échoue dans son entreprise, mais sa révolte suscite d'autres rebellions et ouvre les yeux de l'Occident sur l'importance de l'Egypte.

  2. Dahir Al-Umar

    Dahir Al-Umar (1689 -1775) cheikh de la tribu arabe des Zaydani, originaire de la région du lac de Tibériade, commence sa carrière comme multazim ou collecteur d'impôts à l'exemple de son grand père et de son père investis dans ce service par les émirs Maan du Mont-Liban. Dahir soumet toute la Galilée à son autorité et fait d'Acre sa capitale et une échelle privilégiée du commerce avec l'Europe. Il attire les paysans dans ses domaines, accueille des migrants des régions environnantes, encourage la culture du coton et en fait le principal produit d'exportation vers l'Europe, en particulier vers la France. Entouré par des marchands juifs et grecs catholiques, notamment le banquier Ibrahim Sabbagh, il s'enrichit, se fortifie à Acre, se rallie à l'expédition russe et se défend fermement contre les gouverneurs ottomans des alentours. A l'instar des potentats contemporains, Dahir fonde sa puissance sur le monopole et ambitionne une indépendance. Suite à la paix de Kutchuk-Kainarji, la Porte envoie Hasan Pacha pour rétablir son autorité sur l’Égypte et la Palestine. Dahir s'apprête à payer cher au trésor ottoman la rançon des années de rébellion, mais il est trahi par son lieutenant et décapité le 21 août 1775. La principauté laborieusement bâtie par Dahir au nord de la Palestine échoit facilement à Djezzar pacha en 1775.

  3. Djezzar

    Djezzar Ahmed pacha (1720 – 1804) mène une vie d'esclave depuis l'enfance d'abord à Constantinople puis en Egypte où il se rattache à Ali bey Al-Kabîr et reçoit une formation de mamlouk. Compromis dans les dissensions mameloukes, il retourne à Constantinople, puis passe en Syrie. De là, l'émir Youssef du Mont-Liban le repère et le charge de veiller sur Beyrouth afin de l'épargner des secousses des opérations de l'escadre russe en Méditerranée en 1772-1773. Djezzar se fortifie dans la ville et se rebelle contre son maitre. L'émir Youssef appelle les Russes pour le déloger et promet une bonne rétribution. Une division de la flottille russe bombarde la ville et débarque des mercenaires qui occupent la ville et la pillent. Contraint de quitter Beyrouth, Djezzar se livre avec ses hommes à Dahir Al-Umar et ne tarde pas à le trahir. Après la paix de Kutchuk-Kainardji, les Ottomans reviennent pour rétablir leur autorité sur la Syrie et l'Egypte. Ils nomment Djezzar vali de Sidon en 1775. Djezzar s'établit à Acre qu'il fortifie. Il sème la terreur, liquide ses adversaires et acquiert son surnom signifiant « le boucher ». Aidé par les Anglais, les Ottomans et la peste, il tient tête à l'expédition française et oblige Napoléon à lever le siège de la ville. Enorgueilli par cette victoire, les Ottomans les nomment vali de Damas en 1785 et le chargent de conduire la caravane du pèlerinage à la Mekke. Depuis lors rien ne freine la tyrannie de Djezzar qui applique un monopole ferme sur tous les produits d'exportation : soie, coton, céréales, etc. et décide le tarif et le prix qui lui conviennent. Il pressure le Mont-Liban par des taxes exorbitantes, le livre au marchandage des factions et massacre impitoyablement ceux qui s'opposent à ses vexations arbitraires. Il chasse les marchands français qui se retranchent à Tripoli et à Smyrne. Djezzar se comporte comme un petit sultan dans un micro-palais pourvu de gardes et d'un harem. Djezzar est dépeint dans la correspondance diplomatique comme le gouverneur ottoman le plus sanguinaire et le plus cruel. Sa mort advenue en 1804 soulage toute la Syrie et suscite une abondante littérature célébrant sa disparition. Il laisse une grande fortune que la Porte recueille allègrement.

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